9. Shiguéhiko Hasumi : Yasujirō Ozu (1998)

« Tout le monde connaît Ozu. Face à certains gestes, une certaine façon de parler ou une manière de regarder, on se surprend à déclarer que c'est ozuien. Pour gratuite qu'elle soit, cette affirmation convaincrait même ceux qui n'ont pas vraiment conscience de ce qui est propre à ce cinéaste. “ C'est on ne peut plus ozuien ”, direz-vous. Votre interlocuteur esquissera un sourire de connivence et vous en serez rassuré. Vous aurez créé un climat où tout le monde se sent en sécurité. Il est rare, en tout cas, que ce qui est ozuien vous contraigne à garder un silence gêné ou bien vous mène à un désastre. » Comme dans le cas de celle d'À la recherche du bonheur de Stanley Cavell, le ton est donné dès le début de l'introduction : assurance, ironie bien tempérée et anticonformisme tranquille, quoique affirmé dans sa volonté de remise en cause des idées reçues (entre autres choses : Ozu, considéré comme le plus typiquement japonais des cinéastes, serait au contraire le moins japonais d'entre eux !). Même si son style est dénué des travers d'une écriture académique, Shiguéhiko Hasumi est un universitaire célèbre au Japon, spécialiste de littérature française et auteur de nombreux essais sur le cinéma, dont l'influence a été déterminante sur plusieurs de ses étudiants devenus cinéastes (en particulier Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama). Son livre sur Ozu est paru en 1983 et a été traduit en français en 1998 par Ryōji Nakamura, René de Ceccatty et lui-même. Comme Cavell là encore, Hasumi porte son attention sur d'autres choses que celles qui préoccupent habituellement les analystes de films, dont certaines sont infiniment concrètes (nourriture, vêtements, éléments de décor). Pas d'attirail formel ou philosophique sophistiqué, mais une volonté de revenir à la surface même de l'image afin d'émanciper le regard, car selon Hasumi « la libération est précisément le devoir dont tous les discours sur le cinéma devraient s'acquitter. »

 

EXTRAITS :

« Le plus souvent, on énonce sur Ozu un discours négatif. (...) On déclare par exemple candidement que, chez Ozu, la caméra ne bouge pas. Une fois fixée au ras du sol, elle ne change plus de position ; il n'y a guère de travelling ; la plongée n'est utilisée qu'exceptionnellement. Et ces négations conduisent naturellement à une conclusion qui souligne la platitude du monde décrit. (...) On pourrait multiplier les exemples de discours négatifs, qui ont fondé le mythe de la platitude ozuienne (...) [et] ont privé ses détracteurs de ce que le discours cinématographique d'Ozu a de plus aigu. (...) Les discours autour d'Ozu sont certainement plus plats que son œuvre ne l'est prétendument et ce sont les regards portés sur ses films qui souffrent d'un énorme manque. Le présent essai sera la tentative de réaffirmer le travail d'Ozu et son incontestable fécondité. »


Le Goût du saké de Yasujirō Ozu (Shōchiku)



« Les pièces du premier étage d'une maison japonaise, chez l'Ozu de la dernière période, forment un espace étrange et donnent l'impression d'être suspendues dans les airs. Que la maison se trouve dans le quartier d'Azabu, à Tōkyō, ou à Kita-Kamura, non loin de la côte, ou encore, moins souvent, dans le quartier de Nada, à Kōbé, le premier étage, avec son couloir et sa pièce à tatamis, défini comme le décor principal de l'“ œuvre ” ozuienne, est littéralement suspendu en tant qu'espace. Il est suspendu, car il est dépourvu de toute raison de toucher le sol, dans la mesure où sa fonction narrative est radicalement différente de celle de la salle de séjour ou du salon du rez-de-chaussée. Comme il existe une unité de goût entre les meubles, les accessoires et la décoration générale, c'est un espace qui ressemble au rez-de-chaussée, mais le rôle qu'il joue dans le récit est tellement différent que, dès qu'un personnage apparaît au premier, la durée narrative subit une curieuse suspension. On a l'impression que l'espace du premier ne repose plus sur le socle que serait le rez-de-chaussée, mais qu'il se soutient lui-même et tout en se soutenant, qu'il se détache, de manière ambiguë, de sa base architecturale. Bref, dans l'“ œuvre ” ozuienne, le premier n'est pas relié au rez-de-chaussée.

Pourquoi ce premier étage est-il suspendu ? La raison en est simple : parce que l'escalier n'existe pas. L'escalier, qui existait manifestement dans le premier Ozu, avec les films Va d'un pas léger [1930] et La Femme d'une nuit [ou L'Épouse de la nuit, 1930], a disparu de la dernière période. Bien sûr, dans le plan de la maison, l'escalier est présent et l'on voit clairement son emplacement sur l'image quand, par exemple, les personnages disparaissent au bout du corridor, en s'apprêtant, on en est certain, à monter à l'étage.

(...) Les choses à présent deviennent claires. Ce qui caractérise la dernière période d'Ozu n'est pas uniquement l'absence visuelle de l'escalier qui mène au premier étage, ni la constance d'un élément narratif représenté par la présence d'une fille en âge de se marier. Mais la pièce du premier étage — jamais reliée par un escalier — assume le rôle d'exclusion-sélection pour séparer les personnages dans deux territoires différents : voici donc, dans chacun de ses films, la marque de l'“ œuvre ” ozuienne. L'escalier absent n'est pas le passage qui permet aux personnages de monter à l'étage supérieur, mais une manière de mur invisible : seuls ceux qui l'ont franchi horizontalement ont le privilège de se retrouver dans l'espace suspendu du premier étage. Ces privilégiées sont les femmes non encore mariées, qui gardent à jamais l'âge de vingt-cinq ans. »

 

Ces deux passages sont extraits respectivement des pages 23 à 25 et 85 à 92 de l'unique édition française de Yasujirō Ozu : Paris, Éditions de l'Étoile/Cahier du cinéma, collection « Auteurs », 1998.

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