3. Robert Bresson : Notes sur le cinématographe (1975)

Notes sur le cinématographe est un des rares livres en rapport avec le cinéma qui a été publié par la prestigieuse collection « Blanche » de la maison d'édition Gallimard, et des encore plus rares, parmi ceux-ci, à prendre réellement le cinéma à bras-le-corps (de ce point de vue, on ne peut lui comparer que les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, publiées dans la Blanche en 1998). Rien d'étonnant à cela : son auteur, Robert Bresson, fut non seulement l'un des réalisateurs de films les plus singuliers et les plus influents de l'histoire du cinéma, mais celui qui tenta d'exercer ce dernier au plus près de sa spécificité — c'est-à-dire, à ses yeux, aussi loin que possible des arts antérieurs, et particulièrement du théâtre. Pour mieux l'en distinguer, il revint au nom du procédé des frères Lumière : cinématographe, plutôt que cinéma. Quant à ses interprètes, il les appela modèles plutôt que comédien·n·es ou acteur·rice·s. Notes sur le cinématographe compose une collection de courts aphorismes qui sont comme autant d'haïkus théorico-pratiques faisant songer au montage dépouillé, stylisé jusqu'à l'épure, que l'auteur de Pickpocket, du Procès de Jeanne d'Arc et d'Au hasard Balthazar pratiquait dans ses films. Même si l'on n'est bien sûr pas tenu de prendre une telle liste de préceptes et d'interdits pour parole d'évangile, force est de constater que cette écriture sur le cinéma est unique, tant par sa forme que par son propos : fascinante de concision, de rigueur et de cohérence, mariant harmonieusement pragmatisme et idéalisme, et moins dénuée d'humour qu'on ne pourrait le croire.

 

EXTRAIT :

« Film de cinématographe où l'expression est obtenue par des rapports d'images et de sons, et non par une mimique, des gestes et des intonations de voix (d'acteurs ou de non-acteurs). Qui n'analyse ni n'explique. Qui recompose.

*

Il faut qu'une image se transforme au contact d'autres images comme une couleur au contact d'autres couleurs. Un bleu n'est pas le même bleu à côté d'un vert, d'un jaune, d'un rouge. Pas d'art sans transformation.

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Le vrai du cinématographe ne peut être le vrai du théâtre, ni le vrai du roman, ni le vrai de la peinture. (Ce que le cinématographe attrape avec ses moyens propres ne peut être ce que le théâtre, le roman, la peinture attrapent avec leurs moyens propres.)

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Film de cinématographe où les images, comme les mots du dictionnaire, n'ont de pouvoir et de valeur que par leurs position et relation.

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Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d'autres images. Les autres images n'auront aucun pouvoir sur elle, et elle n'aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système du cinématographe. (Un système ne règle pas tout. Il est une amorce à quelque chose.)

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M'appliquer à des images insignifiantes (non signifiantes).

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Aplatir mes images (comme avec un fer à repasser), sans les atténuer.

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Du choix des modèles.

Sa voix me dessine sa bouche, ses yeux, sa figure, me fait son portrait entier, extérieur et intérieur, mieux que s'il était devant moi. Le meilleur déchiffrage obtenue par l'oreille seul

(...)

 

Le diable probablement de Robert Bresson (Sunchild Productions, G.M.F. Productions)

 

Monter un film, c'est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par les regards.

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Deux personnes qui se regardent dans les yeux ne voient pas leurs yeux mais leurs regards. (Raison pour laquelle on se trompe sur la couleur des yeux ?)

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De deux morts et de trois naissances.

Mon film naît une première fois dans ma tête, meurt sur le papier ; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j'emploie, qui sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se raniment comme des fleurs dans l'eau.

*

Admettre que X soit tour à tour Attila, Mahomet, un employé de banque, un bûcheron, c'est admettre que X joue, c'est admettre que les films où il joue relèvent du théâtre. Ne pas admettre que X joue, c'est admettre que Attila = Mahomet = un employé de banque = un bûcheron, ce qui est absurde. »

 

Extrait des pages 16 à 21 de la deuxième édition de Notes sur le cinématographe : Paris, Gallimard, collection « Blanche », 1988. Première édition : idem, 1975.

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