Sport et fiction : l'intrusion interdite

Sport et cinéma sont deux « faits sociaux » historiquement et intiment liés : ils naissent et s’institutionnalisent à la même époque (dans la seconde moitié du 19e siècle) et résultent chacun d’une passion collective nouvelle dans le monde occidental capitaliste : la captation, la mesure et la comparaison des mouvements du corps humain. Pourtant, après la Seconde Guerre Mondiale, le grand écran a progressivement perdu le monopole de la représentation sportive au profit du médium télévisuel qui – chose rare – a réussi à imposer son esthétique. On constate un écart considérable entre la mise en scène audiovisuelle du sport et les diverses propositions inventées par les cinéastes afin de s’en démarquer.

Support scénaristique

Le cinéma de fiction a d’abord investi le sport comme un support idéal de scénario. La trame compétitive permet, quelle que soit la discipline, de travailler des arcs narratifs très identifiés, au risque – souvent – du formatage. Le champ sportif est utile pour accueillir des récits ascensionnels conventionnels qui retracent, étape par étape, la réussite du protagoniste (success story). Dans une optique plus tragique, le genre est amené dans ses retranchements et inclut une phase de déclin en montrant le contre-coup du vedettariat et de la célébrité (rise and fall). Le cinéma américain recèle de références qui répondent à cette codification.

 

Le Stratège de Benett Miller (Columbia Pictures 2011) s’efforce de réfléchir la mécanique narrative classique de la fiction sportive au sein même de sa fable : un entraineur (Brad Pitt) transforme une équipe de baseball aux abois pour lui permettre de remporter le championnat grâce à une méthode statistique révolutionnaire. Le sport au cinéma est d’abord une mathématique du récit.

Plus généralement, le film de sport soumet son objet à une grille de lecture culturaliste qui engendre des récits exemplaires et produit, ainsi, des identités culturelles et politiques, sur la base des valeurs qui lui sont majoritairement associées : la solidarité, le nationalisme, la reconnaissance ou la réussite sociale, le dépassement de soi et le sacrifice, la mise en valeur de l’individu.



À rebours d’une vue conventionnelle qui associe le plus souvent le sport à des valeurs enjolivées – parfois mièvres et spécieuses, Rush de Ron Howard (Imagine Entertainment,2013) se démarque par un audacieux sens inverse : un éloge de l’ennemi, du rival, de la concurrence, beaucoup plus honnête en ce qui concerne la représentation de la compétition.

La fiction butte cependant sur la monstration propre du sport : la mise en scène du mouvement, du geste, de la pratique. Il n’est pas étonnant que le sport mécanique soit l’un des rares exemples à se mettre en scène en s’appuyant sur des figures cinématographiques identifiées et préexistantes : le motif de la « course poursuite » a ainsi inféodé le filmage de la Formule 1 à la télévision. Les films de sports de combat en général – et de boxe, en particulier - doivent, par ailleurs, leur surreprésentation à leur fort potentiel théâtral et chorégraphique, qui les rapprochent, par nature, du mélodrame ou des comédies musicales. Ils inversent le rapport entre art et réalité : les acteurs se voient assignés un surmoi sportif et copient les gestes, les attitudes ou les déplacements des boxeurs professionnels. Hormis ces deux exemples, les autres disciplines souffrent d’un décalage d’intensité entre leur représentation télévisuelle et leur « refictionnalisation » au cinéma. La retransmission en direct travaille une simultanéité avec l’évènement filmé qui donne l’impression au spectateur d’y participer instantanément. Elle bénéficie ainsi d’un atout dramaturgique majeur, inaccessible sur grand écran.

                                 

                               

Robert De Niro (qui incarne Jake LaMotta dans Raging Bull de Martin Scorsese, United Artists,1980) et Will Smith (qui donne ses traits à Mohammed Ali dans Ali de Michael Mann, Columbia Pictures, 2011) sont deux exemples canoniques du surmoi sportif de l’acteur-boxeur, reproduisant avec le plus grand mimétisme les gestes et les postures de leurs deux modèles réels. La notion polysémique de « performance » (sportive, artistique, voire dans le cas américain, directement cinématographique) tend à ne faire plus qu’une.

La mise en scène télévisuelle des sports collectifs, du tennis, du cyclisme, de l’athlétisme repose donc sur une illusion d’immédiateté et une immersion dans le présent de la performance. Elle a ainsi construit une exigence de réalité qui fait visuellement référence : des dispositifs stables, sans cesse reproduits, progressivement perfectionnés à la marge grâce aux progrès technologiques successifs.  Elle a donc su inventer  un langage propre qui est devenu, avec le temps, une habitude visuelle composée de règles qui définissent les angles de caméra et le point nodal de l’image. Comme dans le cinéma classique, la règle des 180° est en vigueur et l’action est indexée sur le temps de la balle. La télégénie sportive subvertit la logique commerciale du petit écran pour y introduire du temps long : chaque match est retransmis in extenso et peut occuper l’antenne pendant plusieurs heures. Au-delà de la durée générale, le sport à la télévision entretient un rapport ambivalent aux temps morts : il est principalement un « spectacle rare en évènement », une pure monotonie composée d’une série de cadres verts ou ocres ou bleus dans lesquels se performent des chorégraphies codifiées et où pourtant aucune préméditation n’est possible. Malgré les apparences, le sport à la télévision n’est pas rendu brut à l’image mais biaisé par une véritable mise en scène et en récit, dont l’objectif oscille entre un enjeu technique (rendre le jeu le plus lisible possible pour le spectateur) et un enjeu narratologique (créer une narration majoritaire de l’évènement).

Artifices et maniérisme

En cherchant à se positionner par rapport à son concurrent audiovisuel, le cinéma cherche plutôt à mettre en spectacle l’espace-temps sportif. Cela consiste moins à trouver une forme neuve qu’à s’ajouter à la représentation existante, à remettre en scène du « déjà mis-en-scène » et à se prolonger à travers un réalisme maniériste et une superposition d’artifices.

Le déploiement formel régulièrement utilisé - caméra portée, gros plans, découpage cadencé – déréalise le mouvement et la technique sportive. Il abolit complètement le temps naturel pour lui substituer un rythme effréné, en action permanente. Appuyé par la post-synchronisation – qui exacerbe les sons comme le bruissement du ballon sur la pelouse, les chocs, les frappes de balles, les cliquetis mécaniques - il insiste outrageusement sur l’affrontement des corps entre eux et magnifie des éléments insignifiants. Ces vues, parfaitement incongrues pour un œil conditionné par le petit écran, trahissent une volonté de réalisme outré, qui regarde aussi bien vers le surréalisme que vers l’abstraction. Par exemple, le réemploi cinématographique du ralenti – technique initialement réservée à la télévision – compose des tableaux lyriques. Le cinéma se rapproche ainsi de la photographie de sport et célébre l’essence du geste, la beauté de la précision, l’instant décisif mais se restreint, le plus souvent, à une enfilade plans-tableaux.

Ce plan impossible qui reproduit le point de vue du ballon sous la mêlée est un des nombreux artifices qui déréalisent la vision du rugby dans Invictus de Clint Eastwood (Malpaso Productions, 2009). A cette image – d’inspiration publicitaire – s’ajoute un emballage sonore qui exagère les impacts entre les joueurs pour les rendre plus impressionnants mais absente, de fait, toute l’atmosphère environnante du public présent dans le stade, relégué au statut de décor aphone.

Par ailleurs, le cinéma de fiction cherche à décalquer le réel. Il se donne à voir comme une reconstitution de l’archive télévisuelle de la même manière qu’un film en costumes réinterprète une époque historique. L’attention est ainsi portée sur les détails visuels – les lieux, les équipements, les maillots, les sponsors - et atteint un niveau de précision et de saturation épatant.

Cette tendance sonne à la fois comme une déférence et une impuissance. En matière d’image sportive, elle réduit le médium cinématographique à une procédé d’imitation et à une accumulation « d’effets de réel », proche – dans les faits – aux genres pastiche et parodique.

                    

                   

Inspiré par la carrière de Lance Armstrong et du système de dopage institutionnalisé qu’il a développé pour remporter sept Tours de France, The Program de Stephen Frears (Studiocanal, 2015) veut reproduire, de façon troublante, les images télévisuelles de la course en accumulant une série de détails et de signes, sans pour autant renoncer au cadre et à la lumière du cinéma.

Le dialogue entre les deux modes de représentation repose donc autant sur l’imprégnation de la forme télévisuelle dans l’image cinématographique que sur une comparaison concurrentielle. Le petit écran a cambriolé de nombreux motifs ou techniques propre au cinéma de fiction quand ce dernier ne cherche, le plus souvent qu’à dépasser l’expérience promise par la télévision : plus détaillée, plus emphatique, plus immersive, au risque de sonner faux.

Distance et crédibilité

Cette logique de surenchère immersive n’est pas, pour autant, la seule perspective imaginée par le cinéma de fiction pour évoquer le sport et sa pratique. Certains cinéastes ont pu, à différentes échelles – le temps d’un plan, d’une séquence ou d’un film entier – décaler l’angle de vue : ne plus s’efforcer de restituer une expérience du sport mais replacer le sport comme un fait intégrant du reste du monde sensible. En d’autres mots, ne pas surinterpréter la mise en scène télévisuelle, mais inclure ses principes de crédibilité dans la mise en scène fictionnelle.

Cela passe, le plus souvent, par un réengagement de la distance minimale qui conditionne la crédibilité réaliste. Au même titre que la formule bazinienne du « montage interdit », le sport à l’écran nécessite une « intrusion interdite » de la caméra dans son aire de jeu : la présence d’un cadreur au milieu d’un terrain est toujours superflue et rompt le pacte de vraisemblance. Il s’agit, donc, de changer d’expérience, de substituer celle du sportif à proprement parler par celle du spectateur en médiatisant à travers une dialectique du regard : le geste sportif peu pleinement exister à l’écran à partir du moment où il est vu dans sa totalité, où il est réinscrit dans une série de données spatio-temporelles qui préexiste à la performance.

Il est ainsi possible de filmer la performance sportive depuis les tribunes, en s’appuyant sur le regard d’un personnage in situ. Le montage en champ-contrechamp autorise deux choses. D’une part, la fiction peut s’hybrider et accueillir des plans documentaires au sein de sa fable en intercalant des images issues de véritables rencontres. D’autre part, il ne montre du match ou de la course qu’un point de vue parcellaire et subjectif : le mouvement redevient à la fois proche (dans le même espace-temps du stade) et inatteignable. Il retrouve une forme d’aura spectaculaire qui ne le met pas moins en valeur.

                        

                       

Dans Passe ton bac d’abord (INA, Les Films du Livardois, 1978), Maurice Pialat intègre une séquence intégralement filmée au Stade Bollaert de Lens. Les personnages sont filmés en train d’assister à un véritable match et se fondent dans la masse de spectateurs. En contrechamp, les actions sont filmées dans un angle qui ne cherche pas à reproduire l’image télévisuelle : celles-ci apparaissent fragmentées, muettes mais hautement authentiques.

                       

                       

Le dispositif imaginé par Jafar Panahi dans Hors-Jeu (Sony Pictures, 2006) se fait encore plus théorique. Le film se présente comme une fiction filmée dans le vif d’un événement réel – un match de l’équipe nationale d’Iran des qualifications pour la Coupe du Monde 2006 : une jeune femme s’habille en homme pour braver les interdits et pouvoir assister à la rencontre depuis les tribunes. Pendant une course-poursuite avec un agent de sécurité, ce dernier s’arrête par deux fois et observe le terrain où se déroule la partie en cours. Ces deux uniques plans du match reconstituent, cette fois-ci ironiquement, le point de vue du téléspectateur.

L’autre solution consiste à reproduire, au cœur de la fiction, le dispositif de diffusion induit par le médium télévisé en écrivant une ou plusieurs séquences où les acteurs sont en présence d’un poste pendant la retransmission d’une compétition. Ces séquences prolongent les caractéristiques des deux médiums en les associant. Elles mettent en évidence deux niveaux de regards de part et d’autre des écrans, une relation homodiégétique entre l'image du sport et le personnage-téléspectateur et une relation hétérodiégétique assignée au spectateur du film qui prend conscience du sport en tant que spectacle audiovisuel. Il se produit ainsi un effet de distanciation qui met à nu le stratagème télévisuel pour replacer le spectateur dans une position double, à la fois engagée et surplombante, plongé dans l’intensité de l’image sportive tout en étant absolument extérieur.

                      

                      

Dans une brève séquence de La Vie de Jésus, Bruno Dumont (3B Productions Norfilm, 1997) filme la tenancière d’un petit bistrot du nord de la France en train de regarder une épreuve cycliste à la télévision. Ces quelques plans furtifs, agrémentés de la voix des commentateurs montés en off, suffisent pour suggérer la monotonie de l’hiver tardif, les longues journées passées dans un établissement vide et modeste. Ils prennent ainsi appui sur le temps de la retransmission sportive télévisuelle et son habituel déroulé d’images. Le temps non-événementiel du spectacle sportif est devenu une petite permanence poétique.


Le réemploi des images d’archives relatant la saison 2012 des Boston Celtics permet aux réalisateurs Joshua et Benny Safdie d’ancrer leur film Uncut Gems (A24 Films, 2019) dans un présent de narration en conditionnant ses nombreux rebondissements aux aléas des matchs. Le récit semble ainsi se dérouler dans une illusion de direct, comme pris sur le vif,  suspendu au temps indocile et incertain du sport qui s’étire longuement ou se contracte brusquement.

Mieux, la fiction se réapproprie l’expérience du temps et joue sur ses perceptions paradoxales (l'urgence du sport / la patience du spectateur) pour les mettre en perspective et, parfois, approcher l’illusion de spontanéité et de simultanéité que propose traditionnellement la télévision. Elle peut, dès lors, donner l’impression de se dérouler dans un pur présent de narration, à la pointe de l’instant, à la croisée de multiples résonnances sociales. Le sport est ainsi, plus que jamais, ramené à sa double fonction, un pur spectacle des corps et un creuset d’enjeux sociologiques et politiques. À l’instar des plans documentaires cités plus-haut, l’usage de l’archive s’avère crucial ici pour hybrider et historiciser la fiction afin de retrouver quelque chose d’un contexte, d’un suspens, d’un instant décisif authentique.

Texte : Thomas Choury, critique, chercheur en études visuelles et cinématographiques et collaborateur / programmateur au festival Cinéma du réel. Ciclic 2023.