Représentation du corps des femmes au cinéma

Wonder Woman, Calamity Jane, Simone Veil, Nanisca (The woman king)…on ne compte plus les héroïnes qui envahissent avec succès le grand écran, dans tous les genres (biopic, animation, blockbuster, drame, horreur…). Les femmes sont partout ! Vraiment ? Cet article entend proposer quelques pistes de travail sur la place des femmes dans l’industrie du cinéma, en tant que personnage à l’écran, ou comme théoriciennes, cinéastes, ou spectatrices, qui apportent une réflexion sur ces corps féminins souvent fétichisés.

… elles tournent ! Corps des femmes, corps de cinéastes.

En 1976, l’association Musidora publie aux éditions Des femmes un recueil d’articles intitulé « Paroles… elles tournent ! », qui témoigne de la présence des femmes dans l’industrie du cinéma et d’une réflexion profonde sur les images de femmes produites par le cinéma. A l’époque, l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques, créée après la guerre en 1945, qui deviendra la FEMIS) n’a ouvert sa branche réalisation aux femmes que depuis deux ans, et seulement 4% des candidats au concours de l’IDHEC sont des femmes.

Aujourd’hui, alors que la parité est réelle dans les écoles de cinéma en France, quelle que soit la section choisie (réalisation, scénario, production…), les réalisatrices ne sont qu’un peu plus de 24 %[1].

Et pourtant, les femmes filment depuis toujours (cf. article de Brigitte Rollet, Histoire du cinéma au féminin sur Upopi). Dans les années 1970, au moment de la seconde vague féministe, elles s’emparent de la vidéo portable pour documenter leur époque et proposer de nouvelles images de femmes. Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig ou Ioana Wieder (qui fonderont ensemble le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir en 1982) interrogeront ainsi les images de femmes invisibilisées ; ouvrières (LIP : Monique et Christiane, 1976, Carole Roussopoulos), militantes, enceintes (Accouche !, 1977, Ioana Wider) homosexuelles, féministes, victimes de violences et d’injonctions sexistes et sexuelles (Sois belle et tais-toi, 1976, Delphine Seyrig), d’inceste (La Conspiration des oreilles bouchées, 1988, Carole Roussopoulos)…

Dans les années 1970, les théoriciennes féministes s’intéressent au cinéma comme lieu de construction et de valorisation du patriarcat. Laura Mulvey publie un texte manifeste fondateur, Plaisir visuel et cinéma narratif, qui dénonce le regard masculin (du réalisateur et du spectateur) transformant le corps féminin en objet, de désir et de fantasme.

Cinéastes et théoriciennes interrogent donc, chacune à leurs manières, la façon dont les femmes sont représentées par le cinéma. Cette implication des femmes est fondamentale, car plusieurs études[2] ont montré que la présence de femmes dans le processus de fabrication d’un film (production, scénario, réalisation) augmentait significativement le nombre de personnages féminins à l’écran, encore aujourd’hui moins nombreux que les personnages masculins (environ 30 % des personnages principaux sont des femmes).

Les femmes à l’écran 

Quelques grands succès au box-office (Wonder Woman, La Reine des neiges, Captain Marvel ou Simone) pourraient en effet laisser penser que les personnages féminins sont aussi nombreux et aussi divers que les personnages masculins. Mais non seulement les femmes sont moins nombreuses au cinéma, mais elles sont également moins bien représentées, souvent enfermées dans un rôle de femme objet du désir, ou formatées selon des clichés plus ou moins sexistes.

Le syndrome de la schtroumpfette ?

Dans le domaine de l’animation par exemple, seuls 17% des personnages principaux des 120 films d’animation sortis aux Etats-Unis entre 2007 et 2018 sont féminins. En France, on ne compte que 10 % d’héroïnes solitaires dans les 205 séries animées produites entre 2010 et 2020.

De plus, dans le cinéma d’animation comme en prises de vues réelles, les femmes peuvent être victimes du « syndrome de la Schtroumpfette ». Conceptualisé par la poétesse et essayiste américaine Katha Politt dans un article[3] paru en 1991 dans le New York Times, le « syndrome de la Schtroumpfette désigne « un groupe de copains masculins accentué par une femme seule, définie de manière stéréotypée ». Les exemples sont légion, notamment dans les œuvres destinées à un jeune public. Citons par exemple la saga des Tortues Ninja, comics créé en 1984 et adapté à de multiples reprises, dans des séries animées et des longs-métrages en prises de vues réelles. La journaliste April O’Neil est le seul personnage féminin de l’univers et apparait hyper-sexualisé lorsqu’il est incarné par Megan Fox dans les deux films produits par Michael Bay entre 2014 et 2016[4]. La bande-annonce du premier opus insiste particulièrement sur le caractère érotique d’April, en la montrant comme l’objet du désir de tous ses alliés masculins. 

Sa première interaction avec les tortues se traduit par l’expression du désir masculin dans les dialogues (« La bombe ! J’ai chaud dans ma carapace ») et dans la mise en scène en plongée, suggérant une identification du spectateur avec la tortue et plaçant April comme l’objet du regard et du désir, d’autant plus que l’expression (bouche ouverte, yeux écarquillés) et le maquillage de l’actrice accentuent son érotisation. Plus tard dans la bande-annonce (et dans le film), le statut d’objet sexuel du personnage annihile ses compétences professionnelles (elle est journaliste) et les risques qu’elle encourt. Au mépris du danger, son équipier Vernon lui suggère de continuer à filmer les tortues en se penchant par la fenêtre, simplement pour pouvoir profiter de la vue sur ses fesses. La place de la caméra à ce moment-là invite le spectateur à adopter le point de vue de Vernon, un homme hétérosexuel faisant de sa co-équipière un objet de désir.

Le film Ninja Turtles permet d’illustrer à la fois le « syndrome de la Schtroumpfette », la relégation de nombreux personnages féminins au statut de femme objet et le concept de male gaze théorisé notamment par Laura Mulvey.

April O’Neil (Megan Fox) dans Ninja Turtles de Jonathan Liebesman, 2014/Paramount Pictures/Nickelodeon MoviesApril O’Neil (Megan Fox) dans Ninja Turtles de Jonathan Liebesman, 2014/Paramount Pictures/Nickelodeon Movies

Des personnages victimes des stéréotypes

À la même période que Laura Mulvey, d’autres théoriciennes féministes comme Molly Haskell ou Marjorie Rosen se sont intéressées à la façon dont le cinéma classique hollywoodien attribue à la femme des rôles prédéfinis, en la mettant en scène selon des types figés tournant autour de la classique tripartition de « la vierge, la mère et la putain », dont les représentations se déclinent en femme fatale, vieille fille, jeune fille naïve, épouse soumise et/ou agressive, gold digger, « poule » etc. Aujourd’hui encore, des collectifs (AAFA – Actrices et acteurs de France Associés) ou des stars (Meryl Streep, Maggie Gyllenhaal, Geena Davis, Patricia Arquette) dénoncent les stéréotypes sexiste et âgiste dont sont victimes les femmes de plus de 50 ans, qui disparaissent des écrans. 

Pour illustrer l’importance des stéréotypes dans les représentations, il est intéressant d’analyser deux personnages appartenant à la même cinématographie (américaine), à la même période (la fin des années 1970 et le début des années 1980), et au même genre (le film de super-héros). Ainsi, Superman (version Richard Donner, 1978) et Supergirl (version Jeannot Szwarc, 1984) sont cousins, originaires de la planète Krypton, et possèdent les mêmes super-pouvoirs. Pourtant, la mise en scène de ces pouvoirs strictement identiques est régie par les stéréotypes de genre les plus traditionnels. Le jeune Superman, tout juste arrivé sur Terre, sauve le couple Kent en soulevant la voiture qui menace d’écraser John, accompagné par la musique héroïque de John Williams. Adolescent, il montrera l’étendue de ses pouvoirs en faisant preuve de force (en lançant un ballon de façon spectaculaire), et de vitesse (en courant plus vite qu’un train en marche). Le personnage est tout de suite caractérisé par la force, la puissance et l’héroïsme. Supergirl, bien que dotée de pouvoirs équivalent, n’est pas construite de la même façon par la mise en scène. À la force et à la puissance de Superman, se substituent en effet la grâce, la légèreté et l’élégance : les rayons de ses yeux sont utilisés pour faire éclore une marguerite, sa force brise un galet et sa capacité de voler est surtout vue comme une source de plaisir, comme en témoignent les nombreux gloussements, rires, et sourires qui accompagnent ses découvertes. L’incorporation des pouvoirs et leur mise en scène est donc tout à fait différente suivant que le corps du super-héros est masculin ou féminin. La façon de voler est à ce titre particulièrement éclairante. Alors que Superman vole (dans tous les films et comics) le poing en avant et le visage grave, Supergirl (dans le film de Szwarc) écarte les bras en souriant, son hexis corporelle indiquant ainsi la grâce (féminine) plutôt que la puissance (masculine).

Superman de Richard Donner, 1978/Dovemead Films, Film Export A.G. , International Film ProductionsSuperman de Richard Donner, 1978/Dovemead Films, Film Export A.G. , International Film Productions

Supergirl de Jeannot Szwarc, 1984/ Artistry LimitedHelen Slater dans Supergirl de Jeannot Szwarc, 1984/ Artistry Limited

Christopher Reeve dans Superman de Richard Donner, 1978/Dovemead Films, Film Export A.G. , International Film ProductionsChristopher Reeve dans Superman de Richard Donner, 1978/Dovemead Films, Film Export A.G. , International Film Productions

Faire bouger les choses ?

Bien heureusement, les représentations évoluent et les cinéastes s’interrogent de plus en plus sur les représentations qu’ils proposent au public. Pour rester dans le domaine des super-héros, Wonder Woman (dans les films de Patty Jenkins), Captain Marvel (co-réalisé par Anna Boden et Ryan Fleck) ou Jessica Jones (la série dirigée par Melissa Rosenberg) proposent d’autres modèles de super-héroïnes, qui jouent avec les stéréotypes de genre, parfois en les dénonçant.

Mais c’est surtout du côté du spectateur que la volonté de prise de conscience et de déconstruction des stéréotypes est la plus évidente. Grâce à internet, les outils permettant de remettre en question les représentations et de souligner les discriminations sont de plus en plus accessibles.

Le « test de Bechdel » est un bon exemple d’outil ludique permettant d’ouvrir le débat sur l’absence des personnages féminins et leur manque de diversité. L’autrice Alison Bechdel a publié la bande dessinée Dykes to watch out for de 1985 à 2003. Dans un des épisodes intitulé « The Rule2[5] », deux femmes discutent et l’une explique à l’autre qu’elle ne va au cinéma que si le film répond positivement aux trois questions suivantes :

-que le film contienne au moins deux personnages féminins (qu’elles soient nommées sera ajouté plus tard),

-qui parlent ensemble

-d’autre chose que d’un homme ou de relation amoureuse.

Ce « test » circule dans les médias depuis les années 2010, et se décline sous la forme d’un site internet[6] où les internautes soumettent les films de leur choix aux critères énoncés par les personnages de la BD.De nombreux « tests » ont depuis été inventés pour dénoncer les discriminations sexistes (Bechdel, Mako Mori[7], ou Furiosa[8]) ou racistes (test Shukla[9], ou Du Vernay[10]).

D’autres initiatives reposent sur le choc visuel, en appliquant les stigmates du sexisme sur l’autre sexe. Le « Hawkeye Initiative[11] » propose par exemple de faire porter au super-héros masculin Hawkeye les tenues et les postures que subissent les super-héroïnes. Ainsi l’hypersexualisation des personnages par les costumes et les attitudes est dénoncée avec humour. Le site Reel Girl compile les travaux d’artistes qui retravaillent les images des Avengers en faisant poser les personnages masculins comme les super-héroïnes. En inversant les poses attribuées à un genre, l’accentuation des muscles, de la puissance ou des zones considérées comme érotiques et la sexualisation suivant les genres devient évidente (et risible)[12].

Illustration par Kevin Bolk, What if male Avengers posed like the female one ?

Illustration par Kevin Bolk, What if male Avengers posed like the female one ? https://www.deviantart.com/kevinbolk/art/Avengers-Booty-Ass-emble-270937785

Ce type de propositions émanant du public des films, à laquelle s’ajoutent à la fois les travaux des universitaires depuis les pionnières féministes des années 1970 et les analyses de données sur des corpus massifs permises par les nouvelles technologies et l’usage des algorithmes[13] sont autant d’outils propices à la réflexion portant autant sur la fabrication des images de femmes que sur leur réception par le spectateur d’aujourd’hui.

Texte : Mélanie Boissonneau. Ciclic, 2023.

 

[2] Voir les travaux du Center of the study of women in television and film, et notamment :  It’s a Man’s (Celluloid) World : Portrayals of Female Characters in the Top 100 Films of 2016 by Dr. Martha M. Lauzen, Center for the Study of Women in Television and Film, San Diego State University, San Diego. https://womenintvfilm.sdsu.edu/wp-content/uploads/2017/02/2016-Its-a-Mans-Celluloid-World-Report.pdf

[3] https://www.nytimes.com/1991/04/07/magazine/hers-the-smurfette-principle.html

[6] https://bechdeltest.com. Le 11 décembre 2022, 9802 films y sont « testés ».

[7] Le test Mako Mori doit son nom au personnage féminin de Pacific Rim : il faut que le film comporte au moins un personnage féminin, qu’il ait son propre arc narratif et que cet arc ne serve pas de soutien à l’histoire du personnage masculin.

[8] Le test Furiosa (comme l’héroïne de Mad Max Fury Road) concerne la réception du film : "les gens se mettent-ils en colère, sur internet, parce qu'ils trouvent le film féministe?"

[9] Test Shukla, ou The Apu Test : il faut que le film comporte deux membres de minorités ethniques, qui parlent ensemble plus de 5 minutes, d'autres choses que des questions raciales.

[10] Test nommé ainsi par la critique Manohla Dargis, en hommage à la réalisatrice Ava DuVernay, très impliquée dans le combat pour la diversité à Hollywood. Le principe est de détecter des films qui proposent une histoire qui ne soit pas uniquement centrée sur des personnages blancs.

[13] Voir par exemple cette étude publiée en 2021 et portant sur 4000 films populaires sortis entre 1985 et 2019. Mazières, A., Menezes, T. & Roth, C. Computational appraisal of gender representativeness in popular movies. Humanit Soc Sci Commun 8, 137 (2021). https://doi.org/10.1057/s41599-021-00815-9