10. Sylvie Lindeperg : Nuit et brouillard, un film dans l'histoire (2007)

À la suite de Marc Ferro, de Michèle Lagny et de Pierre Sorlin, l'historienne Sylvie Lindeperg se penche sur les liens entre cinéma, histoire et mémoire, celles en particulier de la Deuxième Guerre mondiale et des procès qui en ont découlé. Dans Nuit et brouillard, un film dans l'histoire, elle met à profit les méthodes du courant de la microhistoire, en particulier par son choix de consacrer le début et la fin de son livre à la figure méconnue et secrètement tragique d'Olga Wormser, elle-même historienne et spécialiste du système concentrationnaire nazi, qui sera une conseillère décisive pour le court-métrage d'Alain Resnais, réalisé en 1955. Une fois n'est pas coutume, la réserve universitaire est la bienvenue dans le cas d'un tel film, dont il n'est pas besoin de souligner ici l'importance historique, esthétique et morale, et qui suscita un certain nombre de malentendus et de controverses. L'écriture de Sylvie Lindeperg n'est pas pour autant dépourvue d'un lyrisme discret, expression minimale du bouleversement émotionnel que Nuit et brouillard (qui adopte en apparence une froide distanciation mais est lui-même parcouru de bouffées élégiaques sotto-voce grâce à la conjonction des documents produits, du montage, du commentaire et de la musique) ne saurait manquer de provoquer chez toute personne douée de sensibilité. Dans le passage cité ci-dessous, Sylvie Lindeperg expose les principes de son enquête exemplaire. 

                         

                                      

EXTRAIT :

« Selon quelles modalités et avec quelles sources retracer l'histoire du tournage, retrouver les enjeux de la recherche iconographique, recueillir les regards de l'équipe sur les images des camps, étudier le feuilletage de la partition d'Eisler, entrer dans la chambre noire du montage ?... Autant de problèmes qu'il a fallu résoudre en cheminant. Aux archives que j'avais l'habitude d'analyser — contrats, budgets, étapes scénaristiques, correspondances... — se sont ajoutées de nouvelles traces, parfois ténues : factures, commandes de matériel, carnets de scripte, feuilles de laboratoire, plans de cinémathèques inutilisés, chutes de pellicule issues des mues successives du court-métrage, photographies de tournage... Comme Siegfried Kracauer croqué en chiffonnier par Walter Benjamin, j'ai soulevé du bout de mon bâton des haillons de papier et des débris de pellicule pour les charger en chemin dans ma carriole.

Ce glanage s'est poursuivi en aval de la fabrication du film pour composer la seconde partie du livre qui examine les regards portés sur Nuit et Brouillard, leurs remises en jeu dans différents contextes nationaux, leurs déplacements dans le temps. Les indices collectés ne portent pas ici sur les traces de desquamation du film mais bien sur les couches de sens, les strates d'interprétation successives, qui ont déposé sur l'œuvre, au fil du temps, un palimpseste de regards. Car la longévité de Nuit et Brouillard et sa vaste distribution internationale en ont fait, au sens fort, " un lieu de mémoire portatif " traversé par de multiples enjeux : gestion ambivalente du passé en France et en RFA ; bataille diplomatique à Cannes ; querelles de guerre froide et spectre du goulag à l'Est ; basculement du discours public américain sur les victimes du nazisme ; exhumation du film en Israël dans le cadre du procès Eichmann ; conflit générationnel dans l'Allemagne des années de plomb.

 

 Nuit et Brouillard d'Alain Resnais (Argos Films)

 

Ces usages de Nuit et Brouillard ne sont pas seulement lisibles dans les traces écrites mais aussi dans la matière même du court-métrage tel qu'il fut distribué dans certains pays : plans coupés, phrases musicales gommées, traductions intentionnellement fautives, déliaisons entre le montage image et la bande-son établissant des correspondances inédites... Les relectures de Nuit et Brouillard s'expriment enfin dans son utilisation par fragments, sa mise en abîme dans des œuvres de fiction, son remontage dans le corps d'un autre documentaire. De cette intense fragmentation de Nuit et Brouillard, de son recyclage en film-archive, de la migration de ses plans transplantés hors de lui pour alimenter de nouveaux imaginaires, j'ai tenté de recueillir les restes, comme on ramasse des débris au sortir d'une déflagration. Car s'ils jouent souvent contre le mouvement de l'œuvre, ces usages et ces contre-emplois font aussi partie de son histoire. Ils nous éclairent sur les scansions de la mémoire, sur l'évolution des regards, sur les demandes symboliques et sociales adressées aux images dont la nature a profondément changé au cours du demi-siècle écoulé.

(...) Et parce qu'il est question du travail de l'historien(ne), j'ai choisi d'ouvrir et de refermer ce livre sur un portrait en deux temps d'Olga Wormser. Là où le lecteur attendait légitimement Alain Resnais, le viseur est placé d'entrée de jeu sur un personnage secondaire, à tout le moins négligé, dont le parcours et l'œuvre éclairent pourtant le film en même temps qu'il les éclaire en retour. »

 

Extrait des pages 10-11 de l'unique édition de Nuit et brouillard, un film dans l'histoire : Paris, Odile Jacob, 2007.