Décloisonner les regards sur les cinémas d’Afrique : l’expérience de Quartiers Lointains

Quartiers Lointains est un programme itinérant de courts-métrages créé en 2013 qui circule du Sud au Nord de l’hémisphère dans le but de “rendre le lointain plus proche” et de “révéler les points communs plus que les différences”.

Ce programme d’une durée d’une heure trente maximum alterne une saison sur deux, une sélection de courts-métrages africains avec une sélection de courts-métrages réalisés par la diaspora africaine.

Provenant de différents pays du continent, variant les langues (vernaculaires mais aussi coloniales : anglais, arabe, français, portugais…) et les genres (documentaire, expérimental, fiction, animation), chaque saison s’articule autour d’une thématique : Identité nationale (saison 1 - 2013), Famille (saison 2 - 2014/15), L’amour à la française (saison 3 - 2016), Justice ! (saison 4 - 2017/18), Image de soi (saison 5 - 2019) et Afrofuturistik (saison 6 - 2020).


Des personnalités accompagnent également le programme en tant qu’ambassadeur.ice(s) - tels le cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis (saison 2), le cinéaste américain Melvin van Peebles (saison 3), la documentariste égyptienne Jihan El-Tahri (saison 4), l’acteur et réalisateur Lucien Jean-Baptiste (saison 5) et la styliste et réalisatrice Selly Raby Kane (saison 6). En associant leur image au programme, ces cinéastes soulignent l’importance de proposer aux spectateurs des talents émergents et de mettre en avant une forme de cinéma plus courte et marginale que les longs-métrages auxquels les spectateurs sont habitués.


Diffusé entre la France, les Etats-Unis et plusieurs pays d’Afrique (Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Ile Maurice, Madagascar, Nigéria, Sénégal…), Quartiers Lointains va à la rencontre des spectateurs, collecte leurs réactions et invite au débat. La plupart des séances sont accompagnées d’un intervenant et l’audience, souvent venue chercher quelque chose de “lointain”, ressort de la salle avec la sensation d’avoir beaucoup plus de points communs que ce qu’elle avait imaginée en y entrant.

Changer les perceptions sur l’Afrique

L’un des axes principaux de Quartiers Lointains est de décloisonner le regard des spectateurs, changer leur perception sur l’Afrique et donner à voir des films et des auteur.ice.s auxquels le grand public n’a pas forcément accès. En cela, les séances scolaires sont l’une des actions privilégiées du programme car les élèves représentent le public de demain et peuvent être titillés dans leur perception du monde et leur “consommation” de films.

Privilégiant les élèves de collège et lycée de par le sous-titrage des films, les actions scolaires de Quartiers Lointains se déploient aussi bien dans l’Hexagone (avec les Cinémas Indépendants Parisiens, l’association Alter-Egaux en Isère, le collège Simone de Beauvoir à Vitrolles, les lycées partenaires de Malraux Scène Nationale de Chambéry), qu’en outre-mer (à La Réunion, en Martinique) et aux Etats-Unis (avec les étudiants de UCLA - Los Angeles, mais aussi en partenariat avec l’Ambassade de France à New York, à l’université de Chicago et Suny Purchase dans le New Jersey ou encore dans des collèges du Bronx avec le New York African Film Festival).


La plupart des collégiens et lycéens à qui Quartiers Lointains a été présenté avaient une piètre connaissance des cinémas d’Afrique. Soit parce qu’ils n’avaient jamais vu de films provenant du continent, soit parce qu’ils n’avaient pas eu la curiosité de s’y intéresser. Rien à blâmer jusqu’ici, puisque les films africains sont minoritaires dans le circuit de distribution français et rarement disponibles dans les multiplexes majoritairement fréquentés par les élèves.

Ainsi, hormis ceux qui sont partis en vacances sur le continent ou dont les parents en sont originaires (du fait de la colonisation, des familles majoritairement expatriées d’Afrique du Nord et d’Afrique francophone), rares sont les élèves ayant un réel lien - voire un intérêt - pour le continent. Un continent dont les médias et les campagnes humanitaires n’ont fait que relayer des images négatives depuis des décennies, de l’opération du ministre Kouchner “du riz pour la Somalie” dans les écoles en 1992, aux guerres et génocides perpétrés sur le continent ou encore aux famines et épidémies, laissant une trace indélébile dans l’imaginaire français. Celui d’un continent pauvre, meurtri et victimaire, bien loin des richesses de ce “grenier du monde”, berceau de l’humanité, peuplé de héros et héroïnes mythiques ou contemporains si peu étudiés en dehors des cours d’Histoire ou de géographie [1].

Si l’image coloniale basée sur des tirailleurs sénégalais aux lèvres épaisses, au grand sourire (chocolat Banania, servi au petit déjeuner des enfants) et au parler “petit nègre” (oubliant au passage que la plupart des Africains sont bilingues voire trilingues et que le français n’est pas leur langue maternelle), a été entretenue par la mission “civilisatrice” de la colonisation en Afrique (soutenue par Jules Ferry, alors Président du Conseil des Ministres [2]), ou encore par les danses “tribales” de Joséphine Baker (affublée d’une ceinture de bananes), elle s’est poursuivie, après les décolonisations, par le traitement médiatique des migrants (venus “voler le pain des Français” comme aime à le scander le Front national depuis les années 1980).

Retours de spectateurs

Il n’y a donc rien de surprenant, lorsqu’un professeur annonce à ses élèves “Allons voir des courts-métrages africains” que ceux-ci traînent des pieds et n’y voient aucun intérêt. Plus problématique est celui de l’amalgame entre Noir et Africain, résultant sur des propositions de titres de films afro-américains à la question “quel film africain avez-vous vu dernièrement ?”. Une étude menée il y a quelques années autour des thèmes “Black” ou “Noir” [3] avait d’ailleurs révélé que ce qui provenait d’Afrique francophone avait un a priori négatif alors que ce qui était anglophone (et donc, pas forcément africain mais plutôt diasporique), bénéficiait au contraire d’un a priori positif, dans la lignée du slogan “Black is Beautiful” prôné par les militants de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1960.

Au même titre que les enseignants ultramarins affectionnent les saisons diasporiques de Quartiers Lointains représentant des “minorités” en France [4], les structures ayant un lien avec le continent apprécient d’organiser des projections des saisons africaines du programme. Ainsi, Malraux Scène Nationale organise un festival autour des cinémas d'Afrique baptisé CinéBala, l’association Alter-Egaux en Isère lutte contre les discriminations et promeut l’égalité “dans le respect de la diversité” et les professeurs du lycée technique Jacques Monod de Paris, en partenariat avec les Cinémas Indépendants Parisiens, y voient un intérêt pour “les élèves d’origine africaine et pour les autres, un moyen de découvrir différents films et histoires”.


Parmi les florilèges des réactions recueillies à l’issue de nos projections, notons la surprise de certains élèves d’entendre des Africains parler portuguais dans le court-métrage Dina de Mickey Fonseca (Mozambique, saison 2), d’autres être étonnés de voir des Africains avec des téléphones portables dans To The One I Love de Zolani Ndevu (Afrique du Sud, saison 2) ou encore d’être touchés par les inégalités montrées à l’occasion de la saison 4 “Justice !”.


En 2021 encore, il est intéressant de voir comment l’imaginaire français est relié à l’Histoire coloniale française, dans ses clichés, ses projections et ses a priori. Car en 2021 encore, tout le monde parle de “cinéma africain” et non de “cinémas d’Afrique”, réduisant ainsi les cinématographies de 54 pays à un seul et unique schéma de production monolithique et dépassé. Les cinémas d’Afrique du Nord sont rarement considérés comme africains - mais comme maghrébins [5], renforçant ainsi la scission entre le Nord et le Sud du Sahara - fait pour lequel Quartiers Lointains s’attache, pour chaque saison africaine, à inclure des pays qui auraient été écartés spontanément par certains programmateurs [6]. Il n’est d’ailleurs pas anecdotique de relever qu’une certaine fierté émerge des élèves parlant l’arabe lorsqu’ils comprennent les films diffusés en langue originale. Enfin, le principal cliché demeure de cantonner l’Afrique à l’Afrique sub-saharienne francophone, c'est-à-dire à des Noirs parlant français, le continent est bien plus vaste que cela, et que les territoires colonisés par l’Angleterre ou le Portugal produisent également des films à succès, méconnus en France du fait de la barrière linguistique et du non-assujettissement de leurs systèmes de production à des financements français...

Pas étonnant, du coup, que quasiment aucun élève n’ait vu en salle de films africains ou ne puisse citer de films africains, leurs seules références en matière d’Afrique et de cinéma se limitant aux productions occidentales tournées en Afrique : Le crocodile du Botswanga de Fabrice Eboué et Lionel Steketee (2014), Black Panther de Ryan Coogler (2018)... Considérés comme niche depuis leur naissance, peu primés dans les festivals majeurs portés à la connaissance du grand public, mal distribués voire mal représentés, les cinémas d’Afrique ont encore un long chemin à parcourir pour être considérés comme à égalité avec les autres cinématographies de ce monde. Fait pour lequel, saison après saison, établissement après établissement, Quartiers Lointains milite pour semer une petite graine de curiosité dans la tête des élèves, changer leur perception du continent et rendre ces lointains plus proches de leurs réalités.

Texte : Claire DIAO, Fondatrice de Quartiers Lointains. 2021.

 

[1] LAFON Alexandre, Enseigner l’Afrique pour un nouveau paradigme scolaire, publiée sur le site Ecoles des Lettres.fr, le 8 novembre 2019

[2] « Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser », cité dans Ils ont défendu le colonialisme, publié par le site anticolonial.net le 11 décembre 2006

[3] DIAO Claire, Black ou Noir : idéologie ou linguistique, publié sur le site Africultures.com le 6 juillet 2014

[4] Parmi les 27 courts-métrages soutenus par Quartiers Lointains depuis sa création, plusieurs ont connu une magnifique carrière et certains cinéastes sont même passé au long-métrage. C’est le cas de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, dont le court-métrage poétique Gagarine sur un jeune habitant de la cité homonyme d’Ivry-sur-Seine (94), baptisée par le cosmonaute russe Youri Gagarine en 1963 puis détruite en 2019. Primé par le festival HLM sur Court, le court a lancé la carrière des deux cinéastes et leur a inspiré un premier long-métrage de fiction du même nom, sélectionné au Festival de Cannes 2020.

[5] Preuve en est, en France comme à l’international, avec les festivals de cinéma qui se définissent par les termes “Films du Maghreb", “Film Méditerranéen” ou “Film Arabe”.

[6] La Tunisie dans la saison 2, l’Egypte et la Libye dans la saison 4, le Maroc dans la saison 6. Pour la saison 6 AFROFUTURISTIK, deux programmateurs ont d’ailleurs demandé à retirer le court-métrage marocain Qu’importe si les bêtes meurent de Sofia Alaoui, César du meilleur court-métrage 2021, sous prétexte que leurs spectateurs voulaient voir des films “avec des Noirs”. Ce que l’équipe de Quartiers Lointains a refusé, les saisons étant insécables, montées ensembles et diffusées sur un seul et même support commun.

Voir le court métrage Gagarine

Parmi les 27 courts-métrages soutenus par Quartiers Lointains depuis sa création, plusieurs ont connu une magnifique carrière et certains cinéastes sont même passé au long-métrage. C’est le cas de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, dont le court-métrage poétique Gagarine sur un jeune habitant de la cité homonyme d’Ivry-sur-Seine (94), baptisée par le cosmonaute russe Youri Gagarine en 1963 puis détruite en 2019. Primé par le festival HLM sur Court, le court a lancé la carrière des deux cinéastes et leur a inspiré un premier long-métrage de fiction du même nom, sélectionné au Festival de Cannes 2020.