2. Lotte H. Eisner : L'Écran démoniaque (1952)

Née à Berlin en 1896, Lotte Henriette Eisner fuit l'Allemagne nazie en 1933 et se réfugie en France, où elle devient la première des grandes collaboratrices d'Henri Langlois à la Cinémathèque française. L'Écran démoniaque est publié en 1952, dans une version réduite à la demande de son éditeur, André Bonne (l'édition « définitive », augmentée et illustrée, paraîtra au Terrain Vague en 1981). Ce n'est pas le premier livre sur le cinéma allemand d'avant la Deuxième Guerre mondiale : Rudolf Kurtz avait écrit Expressionismus und Film en 1926, Siegfried Kracauer From Caligari to Hitler en 1947, mais Kurtz se focalisait sur le cinéma « expressionniste » en lien avec le courant artistique du même nom, qui lui préexistait, et Kracauer adoptait une approche socio-culturelle qui plaçait systématiquement cette période du cinéma allemand sous le signe d'une préfiguration du nazisme. Tout en mettant à profit sa formation d'historienne de l'art, Lotte Eisner propose une vision de ce moment capital de l'esthétique cinématographique qui n'est inféodée ni aux arts antérieurs ni à l'histoire chaotique de l'Allemagne au XXe siècle. Son livre prend pour socle l'imaginaire romantique allemand, « démoniaque » non pas au sens de « diabolique » mais empreint de mysticisme et de pensée magique. Portant en partie sur le cinéma allemand expressionniste (mais aussi sur une veine impressionniste inspirée du metteur en scène de théâtre Max Reinhardt), le livre fascine justement par son expressivité, ce mélange de vigueur, de nuance et de sensualité avec lesquelles il évoque les œuvres de Friedrich Wilhelm Murnau et de Fritz Lang (auxquels Eisner consacrera par ailleurs deux monographies) mais aussi de Paul Wegener, Robert Wiene, Ernst Lubitsch, Paul Leni, Lupu Pick, Ewald André Dupont et Georg Wilhelm Pabst. L'Écran démoniaque fut une lecture décisive pour les représentants du nouveau cinéma allemand des années 1960 et 1970 ainsi que pour Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat, auteurs en 1981 d'un superbe livre sur Nosferatu le vampire, qui écrivirent à ce propos : « Les auteurs remercient tout particulièrement Lotte Eisner pour (...) la dette qu'ils ont contractée à l'égard de ses ouvrages fondamentaux sur Murnau et l'écran démoniaque. »

 

EXTRAIT :

« [Certains passages du film Loulou de Georg Wilhelm Pabst, 1929] se détachent de l'ensemble (...). Ils composent chacun un drame en soi dont les péripéties propres, le rythme et le style se distinguent du reste : par exemple le scintillement impressionniste des scènes de revue, le tripot sur le bateau éclairé à la manière expressionniste, et les images brumeuses de la misère à Londres.

Personne n'a su comme Pabst fixer la fièvre qui règne dans les coulisses un soir de première d'une grande revue, la hâte étourdissante, le va-et-vient sans but apparent, la promiscuité des corps tandis que les décors sont transportés ici et là, quand sont montrés, au milieu d'une attraction, une entrée, une sortie, l'empressement des artistes à aller s'incliner devant les applaudissements, la rivalité, la complaisance et l'humour, ce mélange ahurissant d'activité des accessoiristes et des électriciens, d'aspiration artistique, de pittoresque et de volupté facile. Même le fameux 42nd Street [42e Rue de Lloyd Bacon, 1933] ne rend pas cet éblouissement, cette atmosphère chaude, cette sensualité submergée de flots de lumière miroitant sur les rideaux de lamé, brillant sur les casques et les armures, nacrant le corps de femmes quasi nues. Pabst dirige ce tohu-bohu avec une dextérité étonnante ; tout y est prévu, soigneusement réglé : à des intervalles calculés avec précision, quelques figures traversent l'écran venant de partout et passant devant ou derrière un groupe principal, donnant ainsi une impression d'effervescence, de dynamisme. Tout oscille dans le vague d'un arrière-plan où Loulou apparaît comme une sorte d'idole païenne, tentante, scintillante de paillettes, de plumes, de fanfreluches et de falbalas.

 

Loulou de Georg Wilhelm Pabst (Nero-Film)

 

Toute l'attention est concentrée sur Loulou, et Pabst sait varier à l'infini les scènes de séduction qui la mettent en valeur, par exemple lorsque le Dr Schön entre dans l'appartement de Loulou, ne sachant comment avouer à sa maîtresse qu'il se marie. La caméra filme son désarroi lorsqu'il marche de long en large dans la pièce ; les cendres de sa cigarette brûlent un napperon, sa main joue nerveusement avec un bibelot comme celle de Jannings dans Variétés avec un verre de liqueur [Emil Jannings était l'interprète principal du film Variétés d'Ewald André Dupont, 1925]. Un découpage, un montage savant en champ-contrechamp nous montre Loulou qui observe son agacement croissant. Elle s'enfonce dans les coussins, bouge, se couche sur le ventre, à demi redressée dans une attitude de sphynx, tandis que Kortner [Fritz Kortner, interprète du Docteur Schön] s'approche d'elle et s'assied. La caméra plonge et scrute le visage impassible de Loulou ; l'objectif s'attarde, suit le galbe parfait du visage, la nacre lumineuse de sa peau, la frange de ses cheveux laqués, l'arc net des sourcils, l'ombre frémissante des cils. »

 

Extrait des pages 211-212 de la troisième édition de L'Écran démoniaque : Paris, Le Terrain Vague, 1981. Première édition : Paris, André Bonne, collection « Encyclopédie du cinéma », 1952. Dernière édition en date : Paris, Ramsay, collection « Ramsay Poche Cinéma », 1996. 

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