Sous l'emprise de la perfection. Entretien avec Julien Faraut.

Julien Faraut est en charge de la conservation et la valorisation des collections films de l’INSEP (l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance, crée en 1975). C’est à ce titre qu’il a réalisé plusieurs longs métrages documentaires ancrés dans l’univers du sport. Parmi eux, Regards neufs sur Olympia 52 (2013), L’Empire de la perfection (2018) et, tout dernièrement, Les Sorcières de l’Orient (2021).

 

Être cinéaste et en même temps responsable des collections films de l’INSEP, c’est assez étonnant comme association !

À partir de 1880, Etienne-Jules Marey et Georges Demenÿ, dans une annexe de Collège de France, la station physiologique du parc des Princes vont commencer un travail chronophotographique. Marey s’intéresse plus à la locomotion animale et aux fluides. Demenÿ lui est membre et créateur d’une société de gymnastique, il connait très bien la chose, il fait venir des athlètes de l’école de Joinville devant le chronophotographe pour enregistrer des départs de courses, des sauts… toute une activité de mouvements humains et il va tellement développer l’activité qu’il va finir par inventer en 1892 le phonoscope, un appareil de pré-cinéma qui permet de projeter et de visionner des images animées, comme Edison avec son Kinétoscope. Il précède de 3 ans le cinématographe. Mais il va finir par se brouiller avec Marey qui n’accepte pas que son assistant développe ses propres outils. Demenÿ va alors essayer de créer sa propre société. Mais elle va très vite péricliter car le phonoscope fonctionne avec un disque pour enregistrer les images. Il n’y donc pas de longueur de programme. Les films ne peuvent être que très courts. Il va ensuite travailler pour Léon Gaumont en réalisant quelques films et puis il va revenir à son premier amour - l’éducation physique - et il va arriver ici en 1902 dans l’ancêtre de l’INSEP. Il travaillait au laboratoire de physiologie ici. Il va y reprendre l’activité de chronophotographie et va éditer des manuels de méthodes d’éducation physique en prenant des clichés des différents mouvements athlétiques et gymniques pour proposer des contenus d’entrainements. Il va faire rentrer dans l’école le cinéma et la photo, l’un des inventeurs du cinéma est donc l’un de mes prédécesseurs. 

                                                                      

Phonoscope de Georges Demenÿ.

 

C’est assez atypique en effet, mais il y a en fait une assez longue tradition de gens qui font des films de cinéma ici. Notre ancêtre militaire, l’école normale de gymnastique et d’escrime de Joinville-le-Pont qu’on appelle l’école de Joinville, qui a été créée en 1852, s’est occupée dès le départ de l’amélioration des capacités physiques des soldats et des instructeurs. On formait ici les instructeurs qui eux-mêmes encadreraient les soldats dans des activités de gymnastique - ce qu’on appellerait aujourd’hui l’éducation physique - pour leur permettre de se renforcer musculairement, pour renforcer leur capacité physique, courir plus vite, porter plus lourd, être dans une meilleure condition physique. Et pour ce faire on a utilisé les nouvelles techniques de l’époque qui sont, au XIX siècle, la photographie puis la cinématographie.



L’école normale de gymnastique et d’escrime de Joinville-le-Pont.



Mais ce travail était seulement destiné à un usage en interne, à cette époque, non ?

Bizarrement, ces films vont assez vite devenir un sujet d’actualité, un marronnier même si on regarde les actualité filmées des années 10 et puis ensuite après-guerre. Régulièrement les athlètes de l’école de Joinville font l’objet d’un petit sujet. Les moniteurs de l’école avaient en fait développé des versions un peu scénarisées, spectaculaires de leurs exercices. Ils faisaient des démonstrations très chorégraphiées qui étaient très prisées à l’époque et très médiatisées. Ça faisait comme des comédies musicales hollywoodiennes : des mouvements en équilibre, très rythmés, des rosaces… Et ça a perduré. On a les traces d’une cinémathèque de Joinville dans les années 20, à une époque où même la Cinémathèque française n’existait pas. On va y conserver des films sportifs tournés en interne avec les moyens militaires d’ici. Malheureusement l’intégralité de ceux-ci ont été détruits par un directeur dans les années 50. Ils savaient que les films nitrate étaient dangereux, ils les ont tous sortis dehors et ont fait avec un grand feu de joie.

Il y a ensuite une page blanche. En 1945, lorsque l’INS a été créé après la deuxième guerre mondiale, le cinéma n’est pas revenu tout de suite. Il faut attendre 1962 pour assister à son retour. A l’époque, beaucoup de moyens sont alloués à notre institution pour l’achat de matériel. Beaucoup de films d’avant-programme vont alors être produits : ils présentaient les pratiques sportives pour acculturer la population française à des activités auxquelles elle n’était pas habituée, le basket par exemple. Il s’agissait d’encourager la pratique sportive. Ce sont ce qu’on appelle des films de propagande, des films de promotion : ils racontent l’histoire d’un sport, et pour donner envie, montrent un champion de cette discipline. C’est l’élan de l’après-guerre. Il faut reconstruire le pays, la société. Et pour cela, il faut pratiquer le sport, retrouver une bonne hygiène de vie. Cette culture va vite devenir une culture populaire qui se généralise complétement.

Les réalisateurs de ces films, engagés par l’INSEP, étaient souvent d’anciens entraineurs de gymnastique, un sport de jugement où il faut savoir regarder avec précision. Ils étaient fonctionnaires, des réalisateurs d’état en quelque sorte, comme en Union soviétique ! Je suis fonctionnaire aussi mais c’est un peu différent. Demenÿ a fait du cinéma en passant par la biologie. Moi j’y suis venu par les archives.

Quel a été votre parcours personnel pour en arriver là ?

J’ai fait du hockey sur glace à un très bon niveau quand j’étais adolescent puis jeune adulte mais je n’avais pas les moyens d’envisager d’en faire à un niveau professionnel. J’ai dû tout arrêter. J’ai entamé des études d’histoire à Paris Nanterre, ça a été une vraie rupture pour moi mais comme j’étais aussi très cinéphile, surtout de cinéma américain, je me suis engagé dans une spécialité Cinéma et Histoire. C’est lors de ce cursus que j’ai découvert le cinéma documentaire d’auteur et notamment les films d’archives, ceux de Marker, Resnais, Varda, Ivens… C’était la première fois que je voyais ça, j’étais stupéfait. Et cela a éveillé en moi une volonté, ignorée jusque-là, de faire des films. Pour devenir réalisateur de cinéma, il fallait me semblait-il être « fils de » ou avoir fait des études de cinéma à la Femis. Et puis faire un film à l’époque - je viens de la génération qui a précédé le cinéma numérique - c’était forcément mobiliser beaucoup de gens, de moyens, d’argent. Ce n’était pas comme un dessinateur qui a juste besoin d’un cahier et d’un crayon. Aucun accès pour moi dans cette voie-là. Mais la découverte de ces films a tout changé : en travaillant à partir des images tournées par d’autres, tout à coup cela devenait possible. Il suffisait de s’amuser avec, de les recontextualiser, de les déplacer, de les renommer…

Et puis il y a eu une heureuse rencontre avec l’un de mes professeurs, Laurent Veyret, spécialiste de la 1ère guerre mondiale au cinéma et qui disait travailler à l’INSEP. Il avait participé à la création de l’iconothèque là-bas en 1996, née dans le sillage du plan Nitrate lancé par le CNC pour conserver et restaurer les collections photochimiques. A la fac, personne ne savait ce qu’était l’INSEP sauf moi. Je suis allé le voir à la fin du cours et il m’a proposé de venir à l’Institut. J’y ai fait un stage de 3-4 mois mais il n’y avait pas de possibilité d’embauche à ce moment-là. J’ai alors accepté un poste de programmateur à l’espace 1789 à Saint-Ouen. Et puis, en 2003, je travaillais depuis presque deux ans, je reçois un coup de fil de l’INSEP : ils avaient reconverti un poste de jardinier pour créer un poste de responsable des collections films et ils me le proposaient !

Mais devenir responsable d’une collection de films, ce n’est pas exactement devenir cinéaste…

Dès mon arrivée, je suis parti en tournage avec un collègue pour interviewer des entraineurs à la retraite. Pour illustrer leur propos il y avait les archives de l’INSEP. Je n’avais jamais fait de réalisation, j’ai donc appris en faisant. J’ai d’abord utilisé les archives de façon illustrative, comme preuves, pour attester les propos. Il faut un peu de temps pour se détacher des manières de faire usuelles… Dès le départ c’était dans tous les cas évident pour moi : j’allais m’occuper de ces collections mais aussi faire des films. C’était comme si on donnait les clés du poulailler au renard. Il y avait toutes ces archives, je n’avais plus qu’à taper dedans !

Depuis je fais des films sur le sport. Mais pas le sport en tant que tel, en tant que résultat, ça c’est dans le stade ou à la télévision pour le truchement de la retransmission. Pour moi, ça devient intéressant pour le cinéma quand on commence à se pencher sur celles et ceux qui pratiquent le sport et là, c’est comme tous les films qui racontent des histoires, individuelles, collectives, humaines, qui sont passionnantes parce que ce sont des destins hors du commun, des gens qui ont des vies plus denses que les nôtres, avec plus d’émotion, plus de relief, plus d’aventures, plus de hauts et de bas. Un concentré de vie.

À l’image des succes stories qu’affectionnent les fictions hollywoodiennes ? Vous travaillez pourtant quant à vous sur le versant documentaire du cinéma…

Effectivement tous mes films sont des films qui prennent leur source dans les archives de l’INSEP. Cela fait partie de ma mission de valorisation de ce patrimoine. Mais il n’y a rien de systématique là-dedans. Les films que j’ai faits m’ont permis d’aborder différents sujets, différentes périodes, et surtout d’explorer diverses propositions de cinéma.

Ce qui est reste une constance dans ma démarche, et c’est important, c’est que l‘idée n’est jamais première. Je ne me réveille pas un matin en me disant que je vais faire un film sur McEnroe, sur une équipe de volley ou sur Chris Marker. C’est d’abord la découverte d’une archive qui déclenche l’envie, la possibilité, l’opportunité.

                                         

Regard neuf sur Olympia 52 de Julien Faraut (Films à Cinq, 2013).

 

Par exemple pour Regard neuf sur Olympia 52, c’est le fait que j’arrive ici tout frais de l’université avec tous les chakras ouverts par mes enseignants et que je découvre que le premier long métrage de Chris Marker, que certains pensaient perdus, est préservé ici. Quand j’ai découvert les copies d’Olympia 52 – nous en avions 3 – j’ai été très précautionneux. Je me suis dit que je ne pouvais pas commencer mon premier film avec ça. J’étais encore trop inexpérimenté. Ça aurait été dommage de gâcher cette chance. J’ai du coup fait plusieurs courts et un premier long sur les JO de 1924 (Paris jeux t’aime, 2003). Il a fallu ensuite beaucoup travailler sur les archives, pour les comprendre, réussir à les appréhender. La question ensuite est de savoir si on se limite à l’archive ou pas. Et là c’est en fonction des besoins.

                                     

L'empire de la perfection de Julien Faraut (UFO Production, 2018).

 

Pour L’Empire de la perfection par exemple, je n’avais pas besoin de rencontrer McEnroe pour l’interviewer ou le faire participer. L’idée du film c’était de se débarrasser de cette image qu’il exploite aujourd’hui pour retourner à la source, à des rushs de compétition que nous avions ici. C’est un moment de vérité, on ne peut pas faire plus proche de la réalité, il ne joue pas la comédie. Les rushs 16mm que j’ai trouvés ici m’ont par ailleurs produit un véritable choc visuel. J’étais un peu trop jeune pour connaitre vraiment McEnroe, j’avais seulement un vague souvenir de sa fin de carrière et toutes les images que j’avais vu de lui étaient en vidéo car c’est la décennie où la télé a basculée vers la vidéo. Et le voir soudain sur des images 16mm, très grainées, c’était incroyable. L’impression soudain de voir des vrais matchs de tennis. C’est la même chose pour les concerts : notre cerveau est tellement habitué à l’image vidéo et à la réalisation télévisuelle, que dès qu’il y a une texture pellicule comme ici, des cadres différents, pas de camion-régie qui répond à des normes de montage établies, ça crée une ambiguïté : on se demande si c’est réel ou bien refait. Ça questionne le rapport entre réalité et fiction, un axe qui est devenu précisément l’un des enjeux du film.

                                          

Les Sorcière de l'orient de Julien Faraut (Ufo Production, 2021).

                                          

Jeanne et Serge de Kazuyuki Okaseko Masari Sasahiro (Knack Productions, 1984).

 

Pour Les Sorcières de l’Orient, c’est différent. Ça commence à nouveau par la découverte d’une archive. Un ancien entraineur de l’équipe féminine de France de volley m’a parlé d’un certain Daimatsu, un entraineur japonais de volley qui avait mené son équipe féminie jusqu’au titre de championnes du monde, et a déposé un film en 16mm à ce sujet. On a regardé les images et j’ai été stupéfait : je n’avais jamais vu des hommes ou des femmes s’entrainer aussi dur. Ça a été le premier choc et le deuxième c’est que ces images renvoyaient aux dessins animés de mon enfance, à Jeanne et Serge pour être plus précis. Je me rends compte qu’il y a eu une quinzaine d’animés japonais sur le volley et qu’ils sont inspirés des premières championnes olympiques japonaises…

Je collecte de plus en plus d’informations mais subsiste un gros manque. Je m’aperçois en effet qu’existait deux discours radicalement différents sur cette aventure : un discours officiel, celui de Masae Kasai la capitaine de l’équipe, ou de Daimatsu, le discours japonais et, en face, le discours des occidentaux qui trouvaient l’intensité de ces entrainements indignes, inhumains. Ils avaient surnommé Daimatsu the deamon coach, ils en avaient fait un tortionnaire. C’était un discours à charge expliquant qu’il était insupportable de traiter ces femmes de cette façon. Je me suis dis que si cela avait été des hommes, ils ne seraient pas émus de la même façon et je me rends compte du paradoxe : la presse occidentale, qui veut défendre la condition féminine, la ramène à ses prérogatives de la femme au foyer qui ne doit pas se blesser. Les hommes peuvent faire des choses dans la violence mais les femmes doivent rester gracieuses, avec cette idée saugrenue qu’elles donnent la vie et qu’elles doivent garder leur force vitale… Qui était le plus misogyne ? La société patriarcale et misogyne japonaise qui soumet les femmes au foyer à des efforts intenses ou les occidentaux qui disent que les femmes ne doivent pas s’entrainer autant pour ne pas se faire mal.

Le contexte en plus à l’époque où je commence à travailler sur le projet était particulier : il y avait eu dans le milieu du cinéma et du sport plusieurs affaires sordides de harcèlement et c’était compliqué de faire une voix-off en disant ils ont tort, j’ai raison, compliqué que je donne mon point de vue sur la condition féminine, sur comment regarder cette expérience d’entrainement, depuis le surplomb du présent. Je voulais notamment dépasser l’idée que l’archive est une forme inachevée du présent. Je m’explique : on pense souvent que le passé c’est toujours le présent en moins abouti, en moins évolué. Comme on parle d’ethnocentrisme, on peut parler de chronocentrisme : les formes actuelles sont toujours les meilleures et les formes passés sont inachevées. Là, je me suis dit : j’ai un besoin. Les archives ne me disent pas tout, j’ai besoin de témoignages. C’était la première fois. Je reculais ce moment dans ma filmographie où je devrais faire des interviews comme on s’y attend dans les documentaires où les gens témoignent face caméra. C’était quelque chose que je voulais éviter pour tester d’autres choses et me pousser à raconter les histoires autrement. Je suis donc parti au Japon pour enregistrer le témoignage des anciennes joueuses et j’ai construit ensuite la voix-off du film en utilisant des bribes de ces témoignages…

J’ai ainsi la chance inouïe de pouvoir faire des propositions esthétiques différentes pour chacun de mes films. Ce qui évidemment ne serait pas pareil si je travaillais pour la télévision.

On comprend que, de par ce travail sur l’archive, votre approche soit ancrée dans le geste documentaire. Mais que pensez-vous de ce que la fiction cinématographique fait du sport ?

On peut faire l’amour devant une caméra comme si c’était vrai… Mais on ne pourra jamais être Nadia Comăneci sur une poutre ou Mohammed Ali sur un ring. Même si on prend 40kg et qu’on s’entraine pendant deux ans comme Will Smith pour le film de Michael Mann, c’est impossible. Même si vous prenez un très bon boxeur qui fait ça toute la journée depuis 20 ans, ce ne sera toujours pas Mohammed Ali… Le cinéma a beaucoup cherché à s’approprier la vie des champions de sport. Moi j’avoue qu’à titre personnel, je m’en fiche pas mal de savoir ce que prend John McEnroe au petit déjeuner, s’il est plutôt thé ou café au petit déjeuner ou de savoir si Nadia Comăneci part à Saint-Tropez pour ses vacances. Quel est ici l’enjeu ? C’est comme dans la presse people, l’idée est toujours de montrer qu’en fait, ces stars, elles nous ressemblent. Le problème c’est que McEnroe, dans sa vie de tous les jours, il n’est vraiment pas intéressant, il est même assez détestable. Mais avec une raquette de tennis sur un terrain, là, il fait quelque chose que personne ne fait.

Si on doit se poser la question du sport au cinéma, c’est le sport dans sa dimension d’excellence qui moi m’intéresse. C’est comme pour les musiciens, ces sportifs, ils font des choses incroyables qu’ils sont les seuls au monde à pouvoir faire. C’est ça qui m’émerveille, c’est ce que je veux voir.

Le cinéma de fiction s’intéresse à d’autres choses et à juste titre car il ne peut pas reproduire les performances sportives des sportifs. Du coup on va s’intéresser à leur vie privée, leurs faiblesses, à l’homme et pas au sportif. Outre qu’ils fédèrent un public autour de leur nom, ils pourraient à la limite ne pas être sportifs du tout dans ces récits : ils sont amoureux, li se séparent, ils deviennent alcooliques, après ils ont honte… Moi, ce qui m’intéresse dans le sport c’est la phrase de Marker dans l’une de ces nouvelles : « il n’était pas spécialement passionné du sport mais plutôt par tout ce qui touchait à l’excellence. » Je pourrais reprendre la phrase à mon compte. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la performance.

La notion de performance a aujourd’hui une connotation politique et économique très marquée, qui renvoie beaucoup à l’idée de compétition et à l’idéologie libérale. Comment appréhendez-vous la chose ?

C’est un terme que chacun peut entendre différemment. La performance c’est aussi celle des artistes contemporains par exemple. Je l’entends pour ma part plutôt comme quelque chose où le corps est en jeu et où on doit donner de sa personne. La notion de compétition est certainement questionnable dans notre société, dans le monde du travail, dans l’éducation. Elle peut poser problème car elle a tendance à créer de la souffrance. Mais dans le sport, je la trouve intéressante. Ce n’est pas très politiquement correct de dire ça, surtout en France où on a ce réflexe de toujours tout politiser. Les athlètes sont toujours récupérés, qu’on en fasse des exemples de la mixité ou qu’ils soient liés au monde de l’entreprise après leur carrière sportive. Du fait aussi que récemment les sportifs français se sont souvent déclarés plutôt de droite, on fait des amalgames autour de l’idée de compétition. Peut-être que c’est un déni de ma part, mais ces questions ne m’intéressent pas beaucoup. J’essaie de rester fasciné par la performance sportive elle-même, comme elle peut exister dans la musique ou la danse. C’est la même chose autour du débat sur le fait que le sport attiserait les nationalismes. Les sportifs, ils pratiquent leur discipline depuis tout petit, ils appartiennent à une famille qui est celle de leur sport, ils sont passionnés, leur objectif c’est la médaille. Ce n’est qu’après qu’on leur dit : tu vas représenter un pays, une classe sociale, tu vas venger ton pays contre un autre…

On peut par exemple reprocher beaucoup de choses aux Jeux olympiques, en terme écologique, économique, les télévisions ont tendance à ces occasions à être très cocardières, mais quand on va dans les stades, quand on se met à hauteur des athlètes, globalement les JO c’est plein de gamins de 18-19 ans qui sont des génies dans leur discipline et qui se retrouvent au même endroit pour savoir qui est le plus fort. Il y a un côté cour de récré. En 2024, il va y avoir toute une nouvelle génération de jeunes qui qui vont se rencontrer entre eux et qui vont faire des trucs qu’on n’a jamais fait avant. Et cette magie-là, elle existe encore.

Par ailleurs, on a toujours tendance à nier le corps. Quand on fait du sport, on n’est pas en train de se dire « c’est pour que je sois un winner », c’est juste que ça fait du bien de suer, que le métabolisme tourne un peu. On mange trop, on est trop sédentaire... Et quand on s’intéresse vraiment à l’activité des sportifs, il faut un peu la pratiquer, il faut avoir un ressenti dessus pour pouvoir accéder vraiment à la dimension de performance physique. J’ai pour ma part un regard plus anthropologique. Les sportifs de haut niveau, ils ne sont pas faits comme nous, ils arrivent à un point où, et c’est cela qui m’intéresse le plus chez eux, ils ne sont plus exemplaires, le point où ils ne sont plus le gendre idéal. De fait, ils sont dans l’excès, ce sont des toxicomanes, des gens très atypiques. On peut les voir comme des artistes, à fleur de peau, perfectionnistes. On a souvent tendance à voir dans le sport la sanction du résultat, mais le plus important, et beaucoup l’on dit avant moi, c’est évidemment la manière.

Dernière question, de circonstance : en tant que cinéaste, quel intérêt portez-vous aux Jeux olympiques qui vont avoir lieu en 2024 à Paris ?

Je suis quelqu’un de l’archive, je ne suis pas un journaliste, l’actualité trop récente, je ne sais pas trop quoi en faire, j’ai besoin de recul, de réflexion. 

Je travaille de fait sur un projet assez ambitieux en ce moment. Il ne s’agit plus cette fois d’explorer l’histoire d’un joueur, d’un groupe ou d’un événement, il s’agira de questionner l’utilisation de l’image dans l’entrainement dans le sport de haut niveau. L’imagerie projetée et l’image mentale notamment, une forme d’entrainement très ancienne qui on permet de s’entrainer mentalement en faisant appelle à la mémoire sensorimotrice et aux neurones miroirs. Une histoire où l’expérience du cinéma et du sport dialoguent intimement. Ça s’appellera Les Yeux fermés

Entretien : Bartlomiej Woźnica. Ciclic 2023.