Cinéma / catastrophe


De Georges Méliès à Roland Emmerich, de la France aux États-Unis en passant par l'Italie et le Japon, le cinéma a régulièrement représenté des phénomènes « catastrophiques », pour le meilleur et pour le pire...

(N.B. : Ce texte a été écrit en 2015 à l'occasion de la programmation du film de Ruben Östlund Snow Therapy dans le cadre de l'opération « Lycéens et apprentis au cinéma » en Auvergne-Rhône-Alpes.)

Si la catastrophe « intéresse » à ce point le cinéma, ce n’est pas seulement pour d’évidentes raisons d’ordre spectaculaire et dramatique, mais aussi parce qu’elle constitue une gageure, voire une aporie, pour un des fondements de celui-ci : sa vocation à l’enregistrement. Tant que le matériel de prises de vues cinématographiques (fût-ce dans des formats non professionnels) est resté relativement rare, il était généralement improbable qu’une caméra se trouve, si l’on peut dire, « au bon endroit et au bon moment » pour enregistrer l’événement catastrophique à l’instant précis où il se produisait.

À peu près aussi improbable que l’enregistrement en direct, dans le réel, d’une autre forme de basculement irrémédiable, intime quant à elle : la prise de conscience individuelle. Dans les récits cinématographiques qui procèdent à la reconstitution d’une catastrophe, les deux phénomènes vont d’ailleurs souvent de pair, le bouleversement extérieur s’accompagnant, chez les personnages, de résonances intérieures. Schématiquement, on pourrait dire que dans le cinéma américain les basculements individuels qui surviennent à la faveur d’une catastrophe vont dans le sens de l’héroïsme ; faisant preuve d’une cruauté d’approche très européenne, Snow Therapy prend à rebours cette positivité américaine — du moins si l’on fait abstraction de la fin du film, qui sur ce point cultive l’équivoque.

Catastrophes en séries

Sauf exceptions dues au hasard ou à la bonne fortune de certains opérateurs de cinéma (dès 1928, dans son film L'Opérateur, Buster Keaton montre sur le mode comique la façon dont un cameraman peut « aider » le réel afin qu'il aille dans le sens d'événements dramatiques enregistrables), la figuration filmique de la catastrophe s’est donc souvent faite sur un mode non documentaire, au point que l’expression « film catastrophe » a fini par évoquer le comble du cinéma d’artificier, convoquant des moyens considérables au profit du grand spectacle. De façon significative, le cinéaste qui a donné certaines de ses premières œuvres au genre en question (même si on ne l’appelait pas encore ainsi) est Georges Méliès, soit l’homme qui, par opposition aux frères Lumière, a incarné un cinéma non fondé sur l’enregistrement du réel — ou plutôt dans lequel le réel est recréé à l’intention de la caméra. Éruption volcanique à la Jamaïque et Catastrophe du ballon Le Pax, réalisés en 1902, relèvent tous deux de ces « actualités reconstituées » dont Méliès s’était fait une spécialité. Dès les années 1910, la figuration de la catastrophe au cinéma prend des dimensions nouvelles dans des superproductions italiennes telles que Les Derniers Jours de Pompeï et Cabiria.

Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone. 

En dehors de géniales réalisations ponctuelles (Cadet d’eau douce de Buster Keaton, La Fin du monde d’Abel Gance, King Kong de Schoedsack et Cooper), cette veine (ou ce filon) ne commencera à se constituer en quasi-genre cinématographique qu’à la fin des années 1930, avec une série de films américains (San Francisco, The Hurricane, L’Incendie de Chicago, La Mousson) dans lesquels la part belle est donnée aux catastrophes d’origine naturelle.

Parvenu à un haut degré de maîtrise technique qu’il met au service de ces fictions du désastre, le cinéma hollywoodien semble alors ignorer un bien plus terrible volcan, promesse d’une danse de mort collective imminente : celui de la Deuxième Guerre mondiale.

The Hurricane (1937) de John Ford.

Après guerre

En 1946, le critique André Bazin constate une « revalorisation décisive du documentaire de reportage », reléguant quelque peu les colossales reconstitutions de désastres auxquelles le cinéma avait déjà habitué les spectateurs :

« Le goût du reportage de guerre me paraît relever d’une série d’exigences psychologiques et peut-être morales. Rien ne vaut pour nous l’événement unique, pris sur le vif, à l’instant même de sa création. Le théâtre des opérations a, sur l’autre, l’inestimable supériorité dramatique d’inventer la pièce au fur et à mesure, Commedia dell’arte où le canevas même est toujours en question. Quant aux moyens mis en œuvre, il est superflu d’insister sur leur exceptionnelle efficacité ; je voudrais seulement souligner qu’ils atteignent un ordre de grandeur cosmique et ne craignent la concurrence que des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des raz de marée et de la fin du monde. (…) Si j’étais pessimiste, j’ajouterais un facteur psychologique quelque peu freudien que j’appellerais « complexe de Néron » et qui se définirait par le plaisir pris au spectacle des destructions urbaines. Si j’étais optimiste, je ferais enfin intervenir le facteur moral dont je parlais plus haut en disant que la cruauté et la violence de la guerre nous ont inculqué le respect et presque le culte du fait réel auprès duquel toute reconstitution, même de bonne foi, semble indécente, douteuse et sacrilège.[1] »

De fait, l’homme qui, à cette époque, réinvente une dramaturgie cinématographique de la catastrophe s’inspire de l’esprit de reportage pour réaliser ses films de fiction. Italien, européen avant l’heure — il a le réflexe d’aller dès 1948 filmer les ruines de l’Allemagne vaincue pour y réaliser ce qui est peut-être le plus grand film « d’après la catastrophe », Allemagne année zéro —, Roberto Rossellini est, par excellence, le cinéaste de la prise de conscience : ses personnages semblent pris dans des précipités moraux sous l’œil de sa caméra. Des grands sujets spectaculaires habituels, il déplace le bouleversement filmé vers des phénomènes plus modestes, auxquelles il confère à la fois une qualité de « direct » et une cinégénie inédites.

Allemagne année zéro (Germania anno zero, 1948) de Roberto Rossellini.

Il n’est qu’à voir, par exemple, la célèbre scène de la pêche au thon dans Stromboli (1950), où l’on trouve en réduction, mais retournée vers le réel, la progression dramatique à l’œuvre dans maints « films catastrophe », ou apparentés (jusque dans Les Oiseaux, d’Alfred Hitchcock) : mise en place ; bouillonnement inquiétant ; surgissement terrifiant ; déflation. (Il n’est pas besoin d’insister sur les résonances sexuelles manifestes d’une telle progression.)

Vagues successives

L’évolution que constate (et promeut) André Bazin ne dure pas, aux États-Unis tout du moins. Guerre froide et peur atomiste obligent, le cinéma hollywoodien puis japonais des années 1950 est jonché d’œuvres de science-fiction catastrophistes (La Guerre des mondes, les premiers Godzilla) et particulièrement peu réalistes.

Godzilla (Gojira, 1954) d'Ishiro Honda.

Ironiquement, la santé du cinéma catastrophe va de pair avec celle de l’industrie cinématographique et lorsque, à l’orée des années 1960, l’ancien système des studios décline définitivement, le genre s’endort durant une dizaine d’années, pour mieux réapparaître en parallèle à l’avènement de ce qu’on appelle aujourd’hui un « Nouvel Hollywood ». De la série des Airport à La Tour infernale en passant par L’Aventure du Poséidon, les années 1970 sont une sorte d’âge d’or du « disaster movie » (c’est alors que cette appellation entre dans le langage courant), mais celui-ci est plutôt réactionnaire : tant en termes d’idées que d’acteurs – les gloires du Vieil Hollywood viennent y faire un dernier tour de piste – et de pratiques de réalisation, ces films à fort succès commercial représentent au contraire ce que le cinéma américain a de plus archaïque (reproche qu’on peut également faire à l’idéologie du film censé avoir renouvelé le genre au milieu de la décennie : Les Dents de la mer, de Steven Spielberg — probablement le réalisateur le plus réactionnaire, cinématographiquement parlant, dudit « Nouvel Hollywood »).

Affiche française de La Tour infernale (The Towering Inferno, 1974), de John Guillermin et d'Irwin Allen.

Rien de plus répétitif que ce type de films : le public finit par se lasser, et la catastrophe s’avère à plusieurs reprises d’ordre financier. C’est une nouvelle phase de latence, sans doute due également au fait que, dans ces films, la catastrophe continue d’être une pure affaire de reconstitution « à la Méliès », et non d’enregistrement lumiériste. Malgré tout le savoir-faire hollywoodien, ce cinéma bute sur les limites, vite atteintes, de ce que ses artifices traditionnels peuvent donner à voir avec un tant soit peu de crédibilité. Les limites en question semblent s’évaporer avec l’application au cinéma, à partir des années 1990, des effets spéciaux numériques, qui permettent de visualiser les phénomènes les plus extraordinaires de façon convaincante. Obsédé par la spectacularisation de la catastrophe (en 2005, il donnera logiquement sa propre Guerre des mondes), Spielberg, avec Jurassic Park, est de nouveau décisif dans ce domaine. Suit une kyrielle de « blockbusters » (littéralement : « qui fait exploser le quartier ») aux titres alarmistes (Armageddon) ou triomphaux (Independence Day), qui imposent la domination industrielle du cinéma américain dans le monde. Le film considéré à l’époque comme le plus grand succès commercial « de tous les temps » n’est autre que l’énième version filmique d’un désastre maritime — l’insubmersible Titanic, en 1997.

Titanic (1997), de James Cameron.

Cette surfiguration fictionnelle a son envers : dans le même temps, le compte-rendu des grands événements géopolitiques par les médias traditionnels commence à nettement marquer le pas. Lors de la première Guerre du Golfe, un énorme déploiement médiatique débouche sur une absence embarrassante d’images du « théâtre des opérations ».

Nouvelles images

11 septembre 2001 : attentats contre le Pentagone et contre les tours du World Trade Center. Très vite point le soupçon que l’inspiration de ces attaques dirigées contre l’Amérique viendrait du cinéma américain lui-même, et plus particulièrement de la dernière génération de films catastrophe.

Le cinéaste Robert Altman résume ainsi la pensée peu nuancée du moment : « C’est le cinéma qui donne le ton, et ces gens se sont inspirés des films. Personne n’aurait songé à commettre une atrocité pareille sans l’avoir d’abord vue au cinéma… Je crois tout simplement que nous avons créé cette atmosphère et que nous leur avons appris comment faire. » L’industrie hollywoodienne en conçut-elle quelque remords, ou quelque crainte d’ostracisation ? Quoi qu’il en soit, ces attentats d’un type inédit en Amérique ne vont pratiquement pas avoir de transposition cinématographique, alors que les États-Unis restaient le dernier pays à systématiquement transformer en corpus filmiques les drames collectifs qui l’affectaient. En outre, les images télévisuelles de ces événements se voient concurrencées par celles que des quidams new-yorkais ont directement captées par leurs propres moyens, en vidéo légère. Ce nouveau régime d’images « d’amateurs » appliqué à la représentation de la catastrophe contamine jusqu’au genre cinématographique qui prend celle-ci en charge, dont le mode de filmage se voulait auparavant très professionnel : en 2008, les images de Cloverfield font mine d’avoir été filmées à l’aide de petites caméras numériques par les protagonistes du drame (la destruction de New York par une créature gigantesque).

Cloverfield (2008) de Matt Reeves.

D’aspect extérieurement plus « réaliste », la captation de la catastrophe n’en continue pas moins, au cinéma, d’être un fantasme et un simulacre.

Dans Snow Therapy, la scène de l’avalanche « contrôlée » peut être rapprochée d’images toutes récentes, du même ordre que celles, enregistrées sur le vif par des passants, qui s’étaient imposées dans l’imaginaire collectif suite au 11 septembre 2001 : la très impressionnante prise de vues effectuée par un alpiniste allemand au cœur d’une avalanche, pour le coup totalement incontrôlée, lors des séismes au Népal d’avril 2015. Mais l’on pense encore plus à d’autres images largement répandues par les sites d’hébergement de vidéos de type Youtube, celles que génèrent les caméras de surveillance en continu, par définition moins chaotiques. La scène de l’avalanche de Snow Therapy donne l’impression de conserver tout du long un cadre fixe, ce qui rend le déroulement de l’événement d’autant plus imprévisible, et contribue à faire entrer le film de Ruben Östlund dans la catégorie du « cinéma de surveillance », volontiers peu sensible aux tourments de ses personnages. L’émotion principale de cette scène tient moins à ce qui pourrait arriver à ceux-ci qu’au fait qu’elle mime (en mettant aussi discrètement à profit les techniques d’effets spéciaux numériques développées par Hollywood)[2] ce que le cinéma a été la plupart du temps impuissant à atteindre, et qu'internet rend désormais presque banal : l’enregistrement direct de la catastrophe.

Snow Therapy (Turist, 2014) de Ruben Östlund.

 

Auteur : Jean-François Buiré, 2015. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'Acrira (Association des cinémas de recherche indépendants de la région alpine).


[1] « À propos de Pourquoi nous combattons », Esprit, 1946, repris dans Qu'est-ce que le cinéma ?, vol. I : Ontologie et langage, éditions du Cerf, 1958, p. 32.

[2] « La scène de l’avalanche (...) a été filmée dans un studio où une partie de la terrasse du restaurant a été reconstruite devant un écran vert ensuite remplacé par une belle avalanche filmée en Colombie-Britannique. Un nuage de neige numérique a enfin été rajouté à la scène. » (Propos de Ruben Östlund extraits du dossier de presse français de Snow Therapy)