Last Action Hero (1993) de John McTiernan : le spectacle de part et d’autre de l’écran

Il paraît que la légende autour de l’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat est fausse, mais qu’elle est trop belle pour qu’on la raie définitivement des histoires du cinéma. Paris, décembre 1895, les portes du Salon Indien s’ouvrent pour accueillir les primo-spectateurs du cinématographe. La salle est d’abord plongée dans le noir, puis la machine à projection s’active. Sur un écran, des photographies s'animent alors comme par enchantement — une sorte de mirage de réalité muette, qui laisse l’assistance stupéfaite. Des hommes et des femmes s’agitent l’air de rien sur un quai de gare, tandis qu’un train émerge depuis le fond de l’image — un train qui s’approche, s’approche, s’approche… Voyant ce train grossir sur l’image, certains spectateurs se seraient alors imaginés qu’il était véritablement en train de se rapprocher — et qu’il allait bientôt sortir de l’écran pour les écraser.

La dernière séance

Un siècle plus tard, arrive-t-il quelque chose de si différent à Danny, le jeune protagoniste de Last Action Hero ? Comme les spectateurs de 1895, Danny est ainsi invité à être le premier : le premier à voir Jack Slayter V, le nouvel épisode des aventures de son héros préféré. Une aubaine rendue possible grâce à Nick, un vieux projectionniste à moitié fou, qui veille en gardien du temple sur la salle de cinéma Pandora. Ancien vaudeville house[1], cet établissement gigantesque vit malheureusement ses dernières heures de gloire puisqu’il a été récemment racheté par Loews Cineplex (véritable société de gestion de salles), qui a pour projet de la transformer en multiplex uniformisé.

Ravagé par la saleté et les tags, ce temple du spectacle semble en fait à l’agonie depuis des années. Le vieux Nick peut d’autant plus mesurer l’étendue et la tristesse des dégâts qu’il y travaille depuis sa plus tendre enfance. À l’époque, l’établissement accueillait sur sa scène les plus grands, et accueillit même un jour le plus grand de tous : le magicien Houdini. Or, Nick doit justement à l’illustre prestidigitateur ce ticket d’or qu’il agite devant le regard du jeune Danny — avant de le lui transmettre solennellement, en guise de sésame pour cette projection clandestine. Car à défaut de sauver sa salle, Nick va prendre soin de son dernier spectateur.

Photogramme du film Last Action Hero de John McTiernan (1993, Columbia)

Doué de pouvoirs incontrôlables, ce ticket magique va ainsi transformer la salle de cinéma en théâtre surréel, soumettant Danny à une curieuse odyssée à travers les réalités. Les frontières entre fiction et réel s’y trouveront progressivement abolies pour tirer une passerelle entre le passé du cinéma (en souvenirs du vaudeville donc, où les artistes ébrouaient leurs numéros physiquement dans la salle) et son futur (les écrans immersifs IMAX, la technologie tridimensionnelle, et jusqu’aux « salles vivantes » 4DX, qui des années plus tard boosteront l’expérience de la projection en lui adjoignant des artifices empruntés aux parcs d’attractions).

Cinéma total

Cette séance de cinéma commence, pourtant, comme toutes les autres. Comme en 1895, les lumières de la salle s‘éteignent, le film commence… Sur le visage du jeune Danny, la sensation excitante de la nouveauté se mêle à celle, rassurante, des habitudes : Jack Slayter V — tout ce qu’il connait déjà, mais décliné d’une autre façon. Enivré par cette atmosphère familière, le fan engloutit les pop-corns et ponctue les vannes de son idole d’un sourire complice. Pour cet enfant solitaire (son père l’a abandonné, sa mère travaille pour deux), le cinéma fait en fait office de foyer de substitution. Dans cette salle, dans cette fiction, il est chez lui.

Mais soudain, quelque chose vient heurter sa routine de spectateur : un élément du film, un bout d’image, un artefact de la fiction est éjecté de l’écran pour atterrir dans les travées de la salle, à quelques mètres à peine de lui. L’hallucination de 1895 devient réalité : les mirages sortent de la toile pour envahir le réel. Pour Danny, la surprise est d’autant plus déstabilisante que le morceau de fiction tombé dans la réalité n’est rien d’autre qu’un bâton de dynamite — et qu’il s’apprête à exploser. Alors, comme ces légendaires spectateurs de 1895, l’enfant prend ses jambes à son cou. Mais il a, dans sa précipitation, un étrange réflexe : au lieu de se diriger vers la sortie (pour rejoindre le réel), il se dirige vers l’écran (comme pour se réfugier derrière la fiction). Une explosion, un flash : l’écran (le nôtre) devient entièrement blanc.

Des palmiers défilent alors sur fond de ciel bleu azur. Danny serait-il au paradis ? Non, c’est plus incroyable encore : Danny a basculé dans le film, dans les images mêmes de Jack Slayter — et plus précisément : à l’arrière du véhicule décapoté de son idole, remontant les boulevards californiens à pleine vitesse. Ici, ce n’est donc plus le mirage qui se déverse dans la salle, mais l’inverse — c’est le spectacle qui s’empare, littéralement, de son spectateur. Mais alors, dans quel but ?

La salle contre-attaque

Sorti en 1993, alors que Hollywood connait les débuts d’une crise que certains pensent inévitables, Last Action Hero a tout du film symptôme : symptôme de ces blockbusters protéinés devenus le cheval de bataille des grands studios, mais dont les budgets enflent (100 millions de dollars pour Last Action Hero, un record pour l’époque) et les recettes s‘essoufflent (le film est un bide). Initié par le carton sans précédent des Dents de la mer de Steven Spielberg (1975), les prérogatives du blockbuster sont connues : lancer un film à sensations fortes dans un maximum de salles en promouvant sa sortie avec une campagne agressive, qui fait du film un événement.L’objectif, dans les années 1970, consiste à faire revenir au cinéma des spectateurs accaparés par le confort domestique du téléviseur, en lui offrant les promesses d’un spectacle monumental, incompatible avec les dimensions de leurs tubes cathodiques. Des films parfois calqués sur la logique des attractions foraines (atmosphère, vitesse, effets de surprise, désir de recommencer encore et encore) et qui ne peuvent exprimer leur pleine mesure que dans la majesté de la salle (lumières éteintes, écran géant, son Dolby stéréo). Mais à force de jouer des muscles pour mieux écraser son concurrent, le mastodonte cinéma est devenu de plus en plus lourd — au risque de s’effondrer à terme sur lui-même, de ployer sous sa propre masse.

Deux pour le prix d’un

Près de trente ans après, cette logique inflationniste a ainsi enfanté un système en roue libre, où des films de plus en plus chers sont tournés de plus en plus rapidement, avec l’impératif de rentrer dans leurs frais dans un délai de plus en plus court. L’intérêt de Last Action Hero est d’être à la fois l’incarnation et la critique de ce système prêt à imploser. Car Jack Slayter, l’inique franchise dont se repait Danny, est bien évidemment une mise en abîme : un blockbuster à l’intérieur du blockbuster, qui sert aux problématiques du film de miroir à peine grossissant.

Arnold Schwarzenegger y campe un double rôle. D’abord, celui de Jack Slayter, flic californien aux méthodes explosives, dont les moindres interventions provoquent pertes, fracas et dégâts en tout genre — le blockbuster fait homme. Mais Schwarzenegger joue aussi son propre rôle, celui d’Arnold Schwarzenegger, star de la franchise Jack Slayter, dans une dernière partie qui retourne l’effet de mise en abîme sur lui-même en se déroulant durant l’avant-première officielle du nouveau Jack Slayter. Comme lors de la première partie, la salle de cinéma se transforme dès lors en théâtre surréel, où fiction et réalité mêleront leurs forces jusqu’à l’indiscernable.

 

Photogramme du film Last Action Hero de John McTiernan (1993, Columbia)

Ici, le spectacle ne sera plus sur l’écran (et dans le fait de basculer dans l’écran), il sera dans la salle — la fiction va, littéralement, dégringoler de l’écran pour atterrir dans l’enceinte de la salle. Une séquence troublante voit ainsi Arnold Schwarzenegger prendre place sur son siège pour assister à la projection de son film. Les yeux logiquement tournés en direction de l’écran, la star ne voit pas que le tueur en série du précédent épisode de Jack Slayter (introduit dans le réel grâce au ticket d’or que Danny a égaré) se trouve sur le balcon supérieur, prêt à s’abattre sur lui. Ce retournement est d’autant plus vertigineux que Jack Slayter a lui-même infiltré le réel, offrant au film une confrontation ubuesque entre le personnage de fiction et son interprète, entre le héros (qui sauve son double in extremis de la menace du tueur) et la star (qui pense tomber sur un sosie).

Un acte de foi

Dans Last Action Hero, le trouble meta opère donc de part et d’autre de l’écran. Dans la première partie du film, le procédé réflexif a d’abord valeur de consécration des pouvoirs de la fiction, soulignant en les exagérant les propriétés immersives du spectacle cinématographique — Danny y vit les aventures de son héros comme s’il y était (et parce que, précisément, il y est). Le spectateur est alors consacré comme un véritable acteur du film, rappelant que la relation entre un spectateur et un film se joue sur le mode de la réciprocité : pour exister, le film a besoin que le spectateur croit en lui.

Être spectateur de cinéma serait donc avant tout un acte de foi — raison pour laquelle, dans Last Action hero, le meilleur spectateur ne saurait être qu'un enfant. A la fin, Nick fait ainsi comprendre à Danny que ce n’est peut-être pas le ticket qui est magique mais lui-même (« I think the magic was yours ») — comprendre : ce n’est pas simplement la puissance immersive de la technologie qui est en jeu dans le miracle de l’expérience cinématographique, mais la puissance de projection du spectateur. Les forces écrasantes de la salle ne suffisent pas, il faut que l’esprit se prête au jeu.

Auteur : Louis Blanchot. Ciclic, 2021.



[1] Une salle de music hall en français.