Cameron Diaz, une femme fatale de comédie

Retour en quelques films sur la carrière et la singularité de la plus sympathique des comédiennes comiques, qui a renouvelé le personnage de la dumb blonde et anticipé les figures comiques au féminin des années 2000.

La place des femmes dans l’univers de la performance comique ne va pas de soi. Kristen Anderson Wagner(1) fait remonter au XIXe siècle l’idée préconçue selon laquelle la féminité serait particulièrement incompatible avec l’humour, entendu comme recherche intentionnelle de la production d’un effet comique. Cette répartition genrée a été souvent rattachée à des stéréotypes sociaux opposant à la passivité féminine l’activité masculine, « la femme réceptive et l’homme producteur »(2). Traditionnellement, affirme ainsi Wagner, les femmes ont été considérées comme « trop émotives, trop passives et trop moralement pures pour accomplir des performances comiques, qui peuvent s’avérer rebelles, tapageuses et conflictuelles». Pourtant, le cinéma en général, et Hollywood en particulier, a fourni une lignée particulièrement intéressante de comédiennes comiques, des Divas de l’ère du Pré-Code, dans les années 1930 - Mae West, notamment - aux héroïnes bavardes et énergiques de la screwball comedy, de Claudette Colbert à Katharine Hepburn. Il n’est pas rare que la performance comique au féminin se heurte toutefois à cet obstacle majeur : la supposée incompatibilité entre potentiel comique et aura glamour de la star - ce fameux sex appeal. Et c’est bien dans cette contradiction que va s’inscrire le style comique de Cameron Diaz, figure essentielle au sein du renouveau de la comédie hollywoodienne courant des années 1990 (avec les films des frères Farrelly) à l’essor de comédies inspirées de l’écurie Judd Apatow.

Dès les débuts de sa carrière, Diaz a rejoint la lignée des Blondes faussement ingénues. Depuis les années 1930, et tout au long du Hollywood classique, les écrans hollywoodiens s’étaient remplis de vamps peroxydées qui, de Jean Harlow, la Platine des années 1930, à Jayne Mansfield, « blonde explosive » des fifties, en passant bien sûr par la fausse candeur de Marilyn Monroe, sont parvenues à combiner sex appeal et personnalité comique. C’est bien l’utilisation d’un corps séduisant dans une dynamique comique qui est alors en jeu, dans tous ces exemples. Comme on va le voir, Cameron Diaz ne se contente pas d’une persona facile de blonde stupide. Son jeu exploite pleinement un physique à la fois superlatif et malléable pour construire un style de jeu singulier, croisant glamour, énergie athlétique et maladresse. Tout au long de sa carrière, elle saura jouer des contradictions de son apparence, qui culminent dans un trait reconnaissable entre tous : le sourire. Ce dernier peut la faire passer de la grâce au grotesque presque clownesque. Lorsque la grimace devient rictus, la jolie fille se transforme en une créature inquiétante, voire dangereuse, basculant de la gentillesse à la démence, comme dans Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001).  Une dualité – charme et quasi-monstruosité – que l’on retrouvera dans le personnage de dessin animé dont elle sera la « voix » anglophone de longues années : Fiona, l’ogresse de Shrek.

Retour en 5 films et autant d'entrées d'analyse sur le parcours d'une grande actrice comique aux multiples facettes.

- The Mask : quand la femme fatale n’est pas une garce.

Les débuts de Cameron Diaz au cinéma sont bien connus - alors mannequin, la jeune fille aurait appris qu’une de ses collègues passait un casting pour The Mask (Chuck Russel, 1994) et demandé à son agent si elle pouvait y aller aussi, « pour rigoler ». L’anecdote est révélatrice : cette désinvolture sympathique va constituer l’un des traits les plus repérables de la persona comique de l’actrice, associée à un physique extraordinaire dont elle parvient à se distancier. Dans The Mask, il s’agissait de jouer la potiche, un faire-valoir, aux côtés d’un Jim Carrey en roues libres, la performance histrionique et l’extraordinaire expressivité de caoutchouc du comédien étant, encore, amplifiées par les effets spéciaux. Le physique parfait de l’actrice est largement exploité dès sa première apparition, un cas d’école de « male gaze », avec une entrée au ralenti, un cadrage qui remonte lentement le long de ses jambes interminables, et de sa robe rouge très décolletée dans laquelle elle opère sa première entourloupe. Il ne s’agit pas seulement de jouer une femme fatale, mais plutôt, dans un univers qui multiplie les références à l’univers du cartoon, d’incarner une vamp de dessin animé, un fantasme à la fois irréel et enfantin, entre Betty Boop et Jessica Rabbit. En outre, la jeune femme manifeste d’emblée une certaine désinvolture envers ce physique spectaculaire. Autant cette capacité à glisser du statut de déesse à celui de bonne copine, chaleureuse, marrante, et pas intimidante pour un sou, Cameron Diaz manifeste aussi une aptitude remarquable à déjouer le stéréotype de fille lisse et ennuyeuse qu’on pourrait lui associer. 

- Le Mariage de mon meilleur ami : les failles de la fille parfaite.

La position de l’actrice dans Le Mariage de mon meilleur ami (Paul J. Hogan, 1997), est aussi inconfortable que celle de son personnage. Diaz y incarne en effet, face à la vraie héroïne jouée par Julia Roberts, la fille un peu nunuche, une autre forme d’idéal fade vêtue de rose et en brushing. Mais là encore, son jeu et sa personnalité parviennent à transformer, à force de candeur et d’excès, ce personnage de gourde ennuyeuse en figure attachante - on retiendra la scène où elle chante, faux et très fort, dans un karaoké, assumant sans une once d’embarras une voix épouvantable. Il s’agit de démonter la perfection supposée qu’on projette sur elle, d’assumer une faille en la poussant jusqu’à la caricature – le tout sans perdre ni sa sympathie, ni son charme. Et c’est bien avec cette image, susceptible de résister à tous les assauts, que va jouer l’une des comédies au-dessous de la ceinture les plus célèbres des années 1990 : Mary à tout prix.

- Mary à tout prix, Peter et Bobby Farrelly (1998) : Le nerd et la colombe.

C’est dans ce film que le grand écart entre « l’aura physique » et la tonalité comique reposant sur des mésaventures corporelles diverses atteint son paroxysme. Le film constitue un exemple parfait de « comédie gross out »(3), qu’on peut traduire par « au-dessous de la ceinture  ». Dirigée par les deux frères potaches, Diaz incarne, voire surjoue avec naturel, un stéréotype : un personnage d’oie blanche irrésistible, vêtue de tons pastels et de pantalons corsaires, coiffée au carré, inconsciente de son charme.  Une des clés de l’humour du film réside dans le contraste entre les pulsions libidineuses des hommes qui l’entourent – et, occasionnellement, la souillent, notamment dans la scène mémorable qui montre son impeccable coiffure partiellement couverte de la semence du personnage joué par Ben Stiller – et la pureté éthérée du personnage féminin. Et la bonne grâce avec laquelle elle met en péril cette image de féminité attrayante en se prêtant aux déferlements du gross out, qui lui vaudra d’ailleurs son statut de star. C’est bien ce statut : celui de Diva californienne irrésistible, qui va être exploité dans The Holiday.

- The Holiday : le corps en action.

Même lorsqu’elle joue la perfection, dans The Holiday (Nancy Meyers, 2006), Diaz apporte à ses rôles une autodérision excentrique marquante. On retiendra la vision burlesque offerte par sa grande silhouette en lunettes noires vacillant sur talons hauts dans la neige de la banlieue londonienne, ou la frénésie avec laquelle elle trépigne et envoie son fiancé au tapis d’un coup de poing habilement décroché. Un bel exemple des capacités athlétiques de l’actrice, qui apparaissaient déjà ça et là, d’une scène de danse endiablée dans The Mask aux cascades éblouissantes de Charlie’s Angels, et pourront, occasionnellement, se déployer jusqu’au burlesque - comme dans ce passage hilarant d’un film en demi-teinte, In Her Shoes (Curtis Hanson, 2005), qui la montre employée dans un salon de toilettage canin, versant la quasi intégralité d’un savon liquide sur un chien qui manque de se noyer dans les flots de mousse qui l’entourent. La vision de la jeune femme portant à bout de bras l’animal frétillant et couvert de mousse, est réjouissante. Il restait, bien sûr, à donner l’occasion à Diaz de se débarrasser aussi de ce personnage de « brave fille » qui lui colle à la peau. Un défi qu’elle relèvera dans l’une de ses dernières - et mémorables - apparitions :  Bad Teacher.

- Bad Teacher : sex-appeal et immoralité 

Bad Teacher (Jake Kasdan, 2011) est sans doute l’un des films où Cameron Diaz joue le mieux un personnage de garce, débarrassée du rôle de la « chic fille ». Le personnage de Bad Teacher est l’exact inverse de celui de Mary à tout prix. Superficielle, égocentrique jusqu’à la monstruosité, l’enseignante indigne cumule les traits de caractère les plus repoussants. Le personnage réactive l’archétype de la Golddigger, prête à absolument tout pour mettre la main sur un mari riche, qui avait été tenu avec tant de talent par ses prédécesseuses du Pré-Code (Barbara Stanwyck, Jean Harlow, Mae West). L’amoralité totale de l’héroïne, l’audace avec laquelle elle transgresse tous les codes moraux les plus élémentaires pour arriver à ses fins, et la légèreté indécente avec laquelle, dans la majeure partie du film, ces turpitudes sont racontées, évoquent d’ailleurs directement l’univers sulfureux et grinçant du Pré-Code. La cohabitation de l’héroïne avec son colocataire crado rappelle l’ouverture de Red-Headed Woman (Jack Conway, 1932) qui montre trois filles pendant la Grande Dépression, contraintes de cohabiter dans la misère. Dans Bad Teacher, Diaz exploite sans vergogne un sex-appeal mis en valeur par des tenues toujours changeantes et toujours plus inappropriées – une stratégie qui culmine lors d’une mémorable scène de car wash où, sous prétexte de récolter des fonds pour ses élèves, Diaz se pavane en mini-short sous les regards médusés de parents d’élèves conquis. Mais là encore, le talent de la comédienne consiste à incarner ce rôle de garce sans susciter l’animosité, son absence de scrupule devenant, à la fin du film, la marque d’une authenticité rafraichissante. C’est aussi, pour l’actrice, l’un des premiers films de la quasi-maturité : sous-jacente est l’idée du vieillissement, progressif, et de l’aigreur qui guette au tournant la femme qui a dépassé la trentaine sans cocher toutes les cases censées consacrer la réussite. 

Diaz ne jouera plus, ensuite, que dans deux films avant de laisser de côté sa carrière d’actrice. Mais son empreinte sur les performances comiques au féminin reste marquante - non seulement par la manière dont elle a réinventé le personnage de la blonde idiote pour en faire une figure extravagante et profondément sympathique. Mais aussi, de manière plus indirecte, par son apparition mémorable dans la gross out comedy la plus célèbre des années 2000 – il fallait toute l’autodérision de la jeune star pour accepter de mettre en péril son image en intégrant un film reposant sur l’humour corporel le plus trivial. Par-là même, Diaz, des années avant le célèbre Bridesmaid de Paul Feig (2011), et la montée en puissance de comédiennes soucieuses de faire tomber de son piédestal le corps féminin, a anticipé sur le courant de la comédie corporelle au féminin, par cette devise, très simple : ne pas se prendre au sérieux. Dans sa lignée, toute une série de comédiennes comiques vont se révéler, faisant ou non un passage par le stand up ou la live comedy à la télévision. Il faudra, bien sûr, attendre un peu pour que des femmes-scénaristes et showrunners s’emparent de manière plus frontale des mésaventures corporelles au féminin, de Lena Dunham (Girls) à Phoebe Mary Waller-Bridge (Fleabag). Mais toutes suivront l’audace tranquille de la jolie blonde qui avait accepté d’être à jamais associée aux sécrétions de Ben Stiller, avec fraicheur et en gardant la classe.

Texte : Adrienne Boutang. Ciclic, 2022.

(1) WAGNER Kristen, 2015 : « Pie Queens and Virtuous Vamps, The Funny Women of the Silent Screen », in Andrew Horton, Joanna E. Rapf (Dir.), A Companion to Film Comedy, Chichester, John Wiley & Sons p. 39-60. P. 39.

(2) CEZARD, Delphine, 2012 : « La clown : un idéal impossible ? », Recherches féministes 25, (2), p. 157 – 172. PROVINE Robert, 2003 : Le rire, sa vie, son œuvre, Le plus humain des comportements expliqués par la science, Saint-Amand-Montrond, Robert Laffont.

(3) En anglais « gross out » signifie « écœurer, répugner ». Le genre du « gross out » a souvent été associé aux films transgressifs du célèbre John Waters, mais les comédies gross out plus grand public sont apparues dans les années 1980 avec des films comme Porky’s (Bob Clarke, 1981) ou Ça chauffe au lycée Ridgemont (Fast Times at Ridgemont High) (Amy Heckerling, 1982). Elles se caractérisaient par un type d’humour corporel, souvent graveleux, reposant sur une vision du corps grotesque et débordant, oscillant entre sexuel et scatologique. Les frères Farrelly se sont ici emparés d’un genre traditionnellement masculin en le croisant avec des motifs plutôt associés à la comédie romantique.