Pour la beauté du geste

 Au terme des 400 coups de François Truffaut (1959), le jeune Antoine Doinel est interné en centre de redressement après avoir vibrionné tout le long du film. Au cours d’une partie de football organisée pour les jeunes garçons enfermés au centre, il parvient à échapper à la surveillance des adultes et, se faufilant par un trou dans le grillage, s’élance sans se retourner vers la liberté. Un long travelling latéral saisit alors d’un seul tenant la course éperdue du personnage au milieu des champs.

Au fil du plan et de l’effort fourni, où performance cinématographique (un plan-séquence) et performance de l’acteur (la course de Jean-Pierre Léaud) s’entremêlent inextricablement, se donne à sentir la survenue progressive d’un apaisement, prenant peu à peu le pas sur le bouillonnement du personnage. La course-poursuite se fait méditation. La séquence organise le passage d’une pratique sportive matinée de coercition - la partie de football est proposée à ces jeunes gens dans le cadre de leur « redressement » - à une autre - la course, inopinément libératrice - et propose un point de bascule avant de pouvoir conclure le récit.

La transmutation relève-t-elle alors du sport ou du cinéma ? En fournissant un effort physique continu devant la caméra, l’acteur finit par se confondre totalement avec son personnage, lui offrant un corps à habiter et l’ancrant, par ricochet, dans le monde qui s’étend aux alentours.

Par de brèves incursions dans le récit, comme ici chez Truffaut, ou à l’échelle de films entiers, le cinéma aime à jouer avec le sport. Courant, boxant, dribblant, le sport agite les cœurs et les corps du cinéma et y imprime nécessairement sa marque. Mais que fait le geste sportif à celui du cinéma ? Que creuse-t-il de singulier ? Quelles questions dramaturgiques et esthétiques soulève-t-il ? Comment le cinéma s’empare-t-il de la pratique sportive et de l’univers de compétition qu’elle charrie derrière elle ? A l’occasion des Jeux olympiques de Paris 2024, le programme de courts métrages À vos marques ! propose de se saisir de ces questions. Avec six films proposant diverses approches (de genre, de narration ou de technique) d’un sujet qui les déborde bien évidemment, et de loin.

Sur la ligne de départ

Escrime Étienne-Jules Marey.

 

Le cinéma est né du désir de l’homme de pouvoir saisir le mouvement de la vie dans son jaillissement. Les expériences chronophotographiques menées par Etienne-Jules Marey, et qui fixèrent sur plaque de verre les différentes phases des mouvements exécutés par des animaux et des humains, en portent la trace. Si à côté du chat retombant sur ses pattes, du trajet de l’air dans un rideau de fumée et de la fascinante nage de la raie on trouve des hommes qui courent, lancent, sautent, boxent, escriment, ce n’est évidemment pas un hasard. On pourrait y déceler l’intérêt théorique du scientifique pour l’immense étendue des gestes et positions offerte par le sportif, ou bien encore le désir de filmer la poésie de gestes quasi abstraits. Mais l’histoire est parfois plus terre à terre…

L’avènement du cinématographe est de fait contemporain de celui du sport moderne. Un basculement s’opère en effet pour ce dernier à partir des années 1820 et jusqu’à la fin du XIXe siècle avec l’établissement progressif de règles internationalement reconnues, la création de clubs et de fédérations et l’organisation régulières de rencontres sportives. Le Comité International Olympique est créé en 1894 à l’initiative du baron Pierre de Coubertin. La perspective est volontiers hygiéniste, encouragée par les politiques et les militaires afin de maintenir en forme la population en vue d’éventuels conflits.

C’est dans la perspective d’améliorer la pratique d’exercices physiques que Marey et surtout son assistant Georges Demenÿ saisissent sur plaque des athlètes de l’École normale de gymnastique et d’escrime de Joinville-le-Pont qui forme les cadres spécialisés dans la préparation physique des soldats français. (1) Marey déclare à ce sujet : « On doit faire des chronophotographies des sujets les plus doués et les plus forts, de champions de gymnastique par exemple. Ces sujets d'élite trahiront alors le secret de leur succès, peut-être inconsciemment acquis, et qu'ils seraient sans aucun doute incapables de découvrir eux-mêmes. La même méthode se prêtera à l'enseignement des mouvements adéquats dans tous les manuels de travail et dans tous les sports". (2)

Cinéma et sport moderne partagent ainsi une enfance commune. Et le compagnonnage ne s’arrête pas là. Au tournant du siècle, le sport quitte le pré carré des élites et se mue un véritable phénomène de société passionnant les classes populaires. La boxe, notamment, devient un sport au succès retentissant, redoublé par celui des paris engagés sur les matchs, qui vont mobiliser des sommes colossales. Surfant sur cette vague, les premiers films – tant chez Lumière, Edison ou Pathé – proposent aux organisateurs de match de démultiplier leur public. Si un boxeur comme James Corbett (qui deviendra en 1942 chez Raoul Walsh Gentleman Jim sous les traits d’Errol Flynn) peut attirer plusieurs dizaines de milliers de passionnés autour de ses matchs, le cinéma naissant lui offre de s’adresser à des millions de spectateurs et spectatrices. C’est d’ailleurs à l’occasion du match opposant le 17 mars 1897 l’américain Corbett au britannique Bob Fitzsimmons qu’on mit au point un système de prises de vues, le Vériscope, permettant de filmer 15 minutes de pellicule (soit 300 mètres) pour pouvoir capter un round de manière continue. Fut ainsi réalisé par Enoch J. Rector, le premier long métrage de l’histoire, The Corbett-Fitzsimmons Fight. 100 minutes de cinéma pour 14 rounds de boxe avec, en prime, l’invention d’un nouveau format, le 1,66, plus adapté pour filmer le ring de profil que le 1,33, format natif du cinéma muet.

Si le cinéma, simple spectacle forain à l’époque, profite de l’engouement que génère le sport, il va en retour en changer l’appréhension. Un exemple est resté célèbre : le 24 septembre 1922, devant 50.000 personnes, le champion du monde des poids mi-lourds, le français Georges Carpentier est humilié sur le ring au sixième round par un jeune prodige de 25 ans d’origine sénégalaise, Battling Siki. Après l’avoir initialement disqualifié, l’arbitre ne déclare Siki victorieux que sous la pression des spectateurs. On apprendra par la suite que le match avait été initialement truqué pour les besoins d’un film sur Carpentier : Siki devait se coucher au 4e round, après avoir donné le change au champion (et du métrage au producteur du film). Mais le jeune boxeur avait été traversé pendant le match par un sursaut d’orgueil qui lui coûtera d’être suspendu et déchu de ses titres. Indésirable en France, coupable de ne pas avoir suivi le scénario prévu et d’avoir fait perdre beaucoup d’argent aux parieurs de mèche, Siki meurt poignardé à New-York en 1925.

Le cinéma, qui ne se privera pas par la suite de filmer la boxe comme un repère de mafieux gagnant des sommes rondelettes sur le dos de cogneurs issus des bas-fonds de la société, participa ainsi activement à transformer la compétition sportive en véritable spectacle.

À partir des années 1920, ayant mis sur pied sa propre industrie et ayant commencé à créer ses propres récits, ses stars, sa mythologie, le cinéma prend son essor et n’a plus besoin de la notoriété des vedettes sportives. Bien avant Éric Cantona, Jean-Claude Van Damme ou Dwayne Johnson, les champions de l’époque vont faire des apparitions remarquées à l’écran après avoir raccroché les crampons (ou les gants, le français nous laisse le choix !) mais on ne sait pas toujours bien qui profite le plus de l’autre, le sportif à la retraite récoltant les dividendes d’un passé glorieux ou le cinéma toujours soucieux de courtiser de nouveaux publics.

Les pages variétés des journaux de l’époque font la part belle, à place égale, à ceux qui incarnent désormais l’imaginaire héroïque de la réussite pour un lectorat populaire toujours sensible aux success stories : les acteurs de cinéma et les champions de sports qui en viennent bientôt à partager les mêmes agents.

Performances

Le genre burlesque est le lieu du cinéma où va se cristalliser le plus clairement et le plus pertinemment cette rencontre entre deux mondes.

Le dernier round de Buster Keaton (Metro-Goldwyn-Mayer, 1926).

 

Qu’il s’agisse de Charles Chaplin (Charlot Boxeur (1915), Les Lumières de la ville (1931)), Buster Keaton (Le Dernier Round (1926), Sportif par amour (1927)) ou Harold Lloyd (Vive le sport ! ( 1925)) aux Etats-Unis ou, plus tard, en France, de Jacques Tati (Soigne ta droite, de René Clément (1936), Jour de fête (1949), Les Vacances de monsieur Hulot (1953)), tous les grands acteurs-cinéastes burlesques se sont frottés à l’incarnation du sportif dans une dramaturgie qui est pratiquement toujours la même : par amour ou par hasard, le personnage est amené à devenir athlète (voire même champion) malgré lui.

Ces rôles tiennent sur un paradoxe qui éclaire à sa manière l’enjeu du cinéma burlesque : si le personnage burlesque, foncièrement inadapté au monde qui l’entoure et agent du désordre, louvoie sans cesse afin de déjouer une hiérarchie du monde qui l’écrase et le nie, l’athlète incarne quant à lui l’idée de l’individu qui, à force de travail et de rigueur, est parvenu à repousser les limites de son corps afin de développer une dextérité et une force hors du commun et d’atteindre, de par ses performances, le sommet.

L’antagonisme de ces deux figures, et qui dans leur télescopage vont devenir moteur de comédie, semble assez évident à définir : maîtrise vs maladresse, héroïsme vs lâcheté, affrontement vs louvoiement. Mais ce n’est qu’un leurre jubilatoire : plutôt que de jouer la confrontation, le tour de force burlesque est de substituer une performance par une autre. Si le personnage burlesque finit toujours par devenir un champion malgré lui dans le champ de la fiction, c’est par le biais de comédiens étant de véritables athlètes dans celui du réel. Le spectacle qu’ils offrent aux spectateurs n’est pourtant pas de ces performances qu’on couronne d’une médaille. Il s’agirait plutôt de celui qui combinerait avec génie l’agilité du danseur, la précision de l’acrobate et l’espièglerie (ou la naïveté) de l’enfant et qui ne trouverait de récompense que dans le rire du public.

Sans jamais laisser paraitre le moindre effort (point qui le caractérise fondamentalement en tant que comédien), l’acteur burlesque est un véritable performer renvoyant le spectateur à la délectation que l’on peut trouver dans la technique de dribble, la foulée ou la précision de tir de tel ou tel sportif de haut niveau. Retranchez la compétition au sport, il vous reste, à l’état pur, le plaisir du jeu et l’élégance du geste.

Avec l’arrivée du cinéma sonore, le cinéma burlesque et ces athlètes-cinéastes vont cependant tirer leur révérence et laisser la place à un geste de cinéma où la parole prend soudain le pas sur le corps.

Les meilleurs


The Wrestler de Darren Aronofsky( Goodfellas Protozoa Pictures, 2008).

 

Si on peut bien évidemment pointer les limites qu’il y a, pour un comédien, à vouloir incarner à l’écran sans l’être soi-même un sportif de haut niveau(3), il est pourtant intéressant de s’arrêter sur l’exercice. On se souvient de Robert de Niro dans Raging Bull, de Martin Scorsese (1980) ou bien encore de Mickey Rourke dans The Wrestler, de Darren Aronofsky (2008), films où les acteurs principaux brillèrent par des performances investies, littéralement, à corps perdu. Deux films qui interrogeaient précisément la dimension spectaculaire unissant sport et cinéma (les deux comédiens y incarnant à la fois des sportifs et des acteurs). Le spectacle offert prend ici une nouvelle dimension qui provient de ce que va bientôt devenir le cœur de la représentation du sport à l’écran : sur cette scène qu’est le ring (pour s’en tenir à la boxe mais cela vaut pour toutes les enceintes sportives qui sont de fait des lieux de spectacle), le sportif cherche à dépasser, voire même à rédimer (pour atteindre la rédemption ?), sa misérable condition humaine.

De par sa dramaturgie d’une simplicité biblique (« Que le meilleur gagne ! »), le sport et sa dimension compétitive deviennent l’incarnation du récit héroïque : à savoir, comment un individu, généralement de basse extraction, va parvenir à s’élever à la seule force de ses mains jusqu’à atteindre le toit du monde (comprendre : le titre, la médaille, le record…). Soit l’expression directe, et en ligne claire, du « rêve américain ». Que le cinéma états-unien soit le plus grand pourvoyeur de films sur le sport n’a ainsi rien d’étonnant, d’autant plus quand on connaît la place que le sport occupe au sein de la société américaine, notamment dans le cadre de l’université et de la formation de ses élites.


L'enfer du dimanche d'Oliver Stone (Warner Bros, 1999).

Rollerball de Norman Jewison (Metro-Goldwyn-Mayer,2002).

 

Mais le film de sport ne connait cependant pas de frontières. Il transcende les genres et les nationalités si bien qu’il est difficile de parler à ce sujet de genre en soit. Il peut proposer le portrait de winners en mode dramatique (comme dans L’Enfer du dimanche, d’Oliver Stone (1999)),  élégiaque comme dans Les Chariots de feu, de Hugh Hudson (1981), ironico-comique (avec Ricky Bobby, roi du circuit, de Adam McKay (2006)) ou même en mode dystopique (avec Rollerball, de Norman Jewinson (1975) ou, plus récemment, la série de films Hunger Games (2012-2023)). Il peut dresser le portrait de losers, forcément magnifiques (La Solitude du coureur de fond, de Tony Richardson (1962), Rocky, de John G. Avildsen (1976) ou Sans limites, de Robert Towne (1998)). Son récit met en scène dans son plus simple appareil la notion de compétition, lesté systématiquement d’une dimension socio-politique. Loin de n’être que de simples histoires de rising men, ces récits sportifs interrogent la notion de réussite individuelle, ses enjeux et ses coûts, pointant à l’envie des inégalités, discriminations et violences (raciales, sociales, corporelles, sexuelles…). Et viennent in fine battre en brèche le mythe égalitaire qui sous-tend à la fois la compétition sportive et la société libérale (la fameuse concurrence libre et non faussée).

La modification de la devise officielle de l’olympisme (depuis 1894 : Citius, Altius, Fortius à savoir le fameux « plus vite, plus haut, plus fort ») - à laquelle on a ajouté en 2021 un « – communiter » (- ensemble) - traduit de manière transparente les tensions idéologiques qui traversent à notre époque l’univers du sport et ses représentations dans la conscience collective (auxquelles le cinéma participe largement). Il est à ce titre intéressant de pointer l’angle mort que continue de représenter pour le cinéma la dimension collective du sport, malgré quelques titres exemplaires à ce sujet (Looking for Eric, de Ken Loach (2009)).

Le corps du spectacle

Avec l’avènement de la retransmission télévisée en direct, la dimension spectaculaire intrinsèque à la compétition sportive a soudainement pris des dimensions planétaires aux enjeux financiers stratosphériques, modifiant en profondeur, à partir des années 1980, avec l’argent des annonceurs et autres sponsors, le sport et sa perception.

Le glissement est-il comparable à celui qui mena des olympiades grecques aux jeux du cirque romains ? Le cinéma qui avait jusque-là ajouté à la dramaturgie du sport une dimension humaine, qu’elle soit biographique, sociale ou politique, va interroger sa perception/réception en déplaçant les enjeux d’un récit généralement centré autour de la figure du sportif.


Hors-Jeu de Jafar Panahi (Sony Pictures, 2006).

L'empire de la perfection de Julien Faraut (UFO Production, 2018).

 

Qu’il mette la figure du supporter en son centre (À mort l’arbitre, de Jean-Pierre Mocky (1984) ou, dans un tout autre contexte, Hors-jeu, de Jafar Panahi (2006)) ou qu’il interroge par l’image cinématographique l’image du sport et du sportif construite par les médias (L’Empire de la perfection de Julien Faraut (2018) ou Zidane, un portrait du XXIe siècle, de Douglas Gordon et Philippe Parreno (2006)), le cinéma vient alors pointer ce qui se joue dans le spectacle sportif en tant que tel.

Mais les films de Faraut et Gordon/Parreno ne peuvent pourtant être réduits à ce seul enjeu. Suivant en gros plan un seul et unique joueur, McEnroe pour l’un, Zidane pour les deux autres, ces films bouclent sur elle-même cette petite histoire du cinéma sportif. Renouant chacun à leur manière avec la pure captation d’un corps en mouvement, tendu par l’action, traversé par des émotions, et quittant les enjeux compétitifs intrinsèquement liés au sport, c’est Étienne-Jules Marey qui soudain ressurgit. Comme Antoine Doinel, qui laissait derrière lui son match de foot pour trouver, dans sa course éperdue, une forme de liberté, le film de sport interroge in fine notre rapport au corps (le nôtre et celui des autres), notre manière d’en appréhender ses limites, ses fragilités mais également tous ses possibles.

 Texte : Bartlomiej Woźnica, critique de cinéma, intervenant et formateur. Ciclic, 2023.

(1) Lire à ce propos l’entretien avec le réalisateur Julien Faraut.

(2) Cité par Pierre Simonet, in De la trace du mouvement à l’image du sport, Médiamorphoses n°11, 2004.

(3) Cf à nouveau les propos de Julien Faraut.