5. Bernard Eisenschitz : Roman américain, les vies de Nicholas Ray (1990)

S'il existe pléthore de monographies consacrées à des cinéastes, Roman américain, les vies de Nicholas Ray se hisse sans peine au plus haut niveau d'entre elles. La discrétion de son auteur, Bernard Eisenschitz, n'a d'égale que la profondeur et la diversité de ses compétences : critique de films, historien spécialiste des cinémas soviétique, allemand et américain, essayiste, directeur de livres collectifs, rédacteur en chef de la malheureusement défunte revue Cinéma, programmateur, traducteur de livres et rédacteur émérite de sous-titres de films traduits de l'anglais, de l'allemand, de l'italien et de l'espagnol. À l'occasion, il fait aussi l'acteur chez des cinéastes amis, qui s'appellent tout de même, entre autres, Jacques Rivette, Jean Eustache, Jean-Luc Godard, Otar Iosseliani, Wim Wenders, Amos Gitai et Luc Moullet. Cette rétrospective express vise moins l'hagiographie qu'elle ne cherche, a contrario, à pointer l'impression de salutaire modestie qui sourd de la lecture de Roman américain, les vies de Nicholas Ray : une économie de mots, un refus de l'exégèse qui ne se cantonne pas pour autant à un historicisme aride, une connaissance intime mais jamais ostentatoire de la personnalité, de l'œuvre et du parcours de Nicholas Ray (les chapitres consacrés à ses activités pré-cinématographiques sont aussi passionnants que les suivants). Cette connaissance se soutient d'une formidable collecte de témoignages de la part des personnes ayant, de près ou de loin, croisé Ray tout au long de sa vie ; travail de longue haleine et très souvent de première main, ce qui en fait évidemment tout le prix. Eisenschitz extrait de cet intimidant matériau ce qu'on pourrait appeler un « romanesque sobre », qui est sans doute la meilleure façon d'évoquer l'auteur de ces films lyriques et secrètement écorchés que sont, entre autres, Les Amants de la nuit, Le Violent [sur lequel porte l'extrait du livre cité ci-dessous], La Maison dans l'ombre, Les Indomptables, Johnny Guitare, La Fureur de vivre, Derrière le miroir, Amère victoire et La Forêt interdite.

 

EXTRAIT :

« La séquence finale est tournée du 15 au 17 novembre, dans ses deux versions. Les pages faisant allusion à la confession de l'assassin (à qui, dans un étrange geste de panique, on donne le nom du producteur associé, Henry Kesler) sont dictées le 5, celle de Brub au téléphone le 18 — avec la mention : “ L'autre moitié de la conversation téléphonique a déjà été photographiée. ” Ray utilise la scène de la première version aussi loin que la vraisemblance le permet : Dix, tremblant de rage, le regard fou, commence à étrangler Laurel. Il est stoppé par la sonnerie du téléphone, mais aussi par son propre épuisement, comme l'indiquent son jeu de scène et sa réplique : “ Un homme veut s'excuser. ” Puis il sort, descend l'escalier aux dominantes diagonales. Gros plan de Laurel, qui répète le poème, et une dernière plongée sur Dix, sortant du patio. Film à la fois bouclé — clôture du tournage en studio, des scènes obligées d'un genre dont il se réclame abusivement — et déséquilibré, In a Lonely Place [Le Violent, 1950] est ainsi fondé sur un coup de force, celui qui transforme le meurtre final en une séparation tout aussi douloureuse. “ Portrait d'un futur assassin ”, dit Solt [Andrew Solt, scénariste du film]. Il s'en faut d'un cheveu, dit plutôt le film, qui montre à deux reprises Dix accomplir le geste du meurtre : levant la pierre sur le jeune homme, étranglant Laurel. Ray commente le dernier plan : “ On ne sait pas s'il va aller se saouler, s'il aura un accident de voiture ou s'il va aller demander de l'aide à un psychiatre. Et c'est comme ça que ça devrait être : il peut lui arriver l'une ou l'autre chose, parce qu'il est débarrassé de la pression, mais maintenant il a une pression interne. Il a un problème avec lui-même. ”

 

Le Violent de Nicholas Ray (Santana Pictures Corporation)

 

La remarque tardive de Ray, dans Lightning Over Water [Nick's Movie de Wim Wenders et Nicholas Ray, 1980] : “ Plus je m'approche de ma fin, plus je suis près de récrire mon commencement ”, qui s'applique pour la première fois, et mieux qu'à aucun autre de ses films peut-être, à In a Lonely Place, permet une autre interprétation. Le déséquilibre, la gêne installés par cette fin se propagent en retour sur toutes les scènes du film, où le spectateur est en trop devant quelque chose qui ne tourne pas rond : la provocation excessive et vulgaire de la première séquence, la mise en scène fascinée du meurtre chez les Nicolai, les relations maniaques avec Laurel, le ton équivoque des rapports de celle-ci avec sa masseuse, ce couteau à pamplemousse redressé alors qu'il était censé être courbé, enfin toutes les scènes d'amour.

Autour d'un noyau de conventions, une construction formelle nette est développée, aussi bien de valeurs plastiques que de rythmes : dominantes nocturnes ou chien et loup. L'intimisme du récit n'exclut pas une conception visuelle forte, déterminée par les rares extérieurs qui ponctuent le film. Ray a fait pour ceux-ci le choix d'une architecture précise, le baroque californien, un style hispanisant dit “ néo-Leo Carillo ” : l'hôtel de ville et le bureau de poste de Beverly Hills, le croisement de Fountain et Harper. Ce sont des scènes en contrepoint, jamais frontales, où la dominante dramatique est développée dans l'espace et dans le temps.

Une conception de la mise en scène que Ray a toujours affirmée, mais qu'il n'a jamais peut-être déployée avec autant de sûreté et de spontanéité qu'ici. Une conception aussi qui, à sortir de son cadre, dans d'autres circonstances, peut mener au chaos et à l'inachèvement. »

 

Extrait des pages 185 à 187 de l'unique édition de Roman américain, les vies de Nicholas Ray : Paris, Christian Bourgois / La Rochelle, Longue Distance, 1990.

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