Comédies made in France

Comédie et cinéma d’auteur ne sont pas des termes antinomiques, surtout en France. Ces dernières années, une part importante de notre cinéma a été stimulé par le genre comique, un genre qui lui-même connaît de multiples déclinaisons. De la comédie sentimentale à la fable libertaire en passant par la fantaisie absurde, les registres sont divers, les rires plus ou moins francs ou feutrés. Serait-il possible de rassembler ces inspirations si diverses sous une bannière commune ? Leur point commun le plus évident, c’est sans doute la joie d’expérimenter d’autres formes de récit et de poser, l’air de rien, des questions essentielles sur notre époque. 

Il y a un paradoxe autour de la « comédie à la française », genre populaire mais pas forcément le mieux considéré dans l’histoire du cinéma. Le cinéma français a connu de grands acteurs comiques (Louis de Funès, Bourvil, Pierre Richard et même Jean-Paul Belmondo en un sens), mais ceux qui les ont filmés sont au mieux considérés comme d’honnêtes artisans du rire (Francis Veber, Gérard Oury, Philippe de Broca), au pire comme des faiseurs (Jean Girault). Le culte des Tontons Flingueurs doit aux dialogues de Michel Audiard et à ses interprètes, peu à sa réalisation. Parmi les grands maîtres, la veine comique n’est pas la plus partagée, malgré quelques glorieuses exceptions des années 50-60 : le comique poétique de Pierre Etaix, dont l’impassibilité et le sens de l’épure rappellent Buster Keaton, et l’ampleur démiurgique de son acolyte, Jacques Tati, génial peintre burlesque de l’évolution de la France des Trente Glorieuses.  

Hybrider

Or, depuis une vingtaine d’années, le champ de la comédie est devenu l’un des plus féconds dans le cinéma français. C’est par la comédie que se sont révélés nombre d’acteurs et actrices, aujourd’hui prépondérants (Vincent Lacoste, Vimala Pons, Laetitia Dosch, Vincent Macaigne). À l’inverse d’une comédie qui n’aurait pour unique horizon l’assentiment du « grand public », cette comédie-là n’a pas peur de dérouter.

On trouve tous les modes comiques dans la comédie française contemporaine. De la bouffonnerie (P’tit Quinquin et Ma Loute de Bruno Dumont, cinéaste qui jusque-là se plaçait dans la lignée du drame bressonnien), du marivaudage (Emmanuel Mouret), de l’observation hyperréaliste (Les Beaux Gosses de Riad Sattouf), des machineries burlesques (Antonin Peretjatko) ou absurdes (Quentin Dupieux). Une ébullition qui a aussi infléchi la manière de cinéastes plus aguerris. Dans En Liberté ! (2018), Pierre Salvadori hybride son art des dialogues et des sous-entendus sentimentaux (un ciselage hérité d'Ernst Lubitsch) avec les gros effets assumés d’un comique d’action (bagarres, explosions et hilarants braquages ratés).

L’hybridation est sans doute la bannière qui permet d’unifier un tant soit peu un territoire aussi mouvant, peuplé de cinéastes aux inspirations diverses. Plusieurs protagonistes de cette nouvelle comédie viennent de domaines extérieurs au cinéma. Ainsi, le goût des saynètes et les jeux de cadrage de Riad Sattouf découlent de son trait d’auteur de BD. Sa Vie secrète des jeunes (chroniques graphiques documentaires tenues dans Charlie Hebdo entre 2004 et 2012, et dont le premier volume est paru en 2007) a indéniablement fourni la matière première de son film, et donné de la véracité aux attitudes, postures et tics de langage propre à cet « âge ingrat ». La boucle cinéma – roman graphique s’est même poursuivie en 2021 avec le succès du Jeune Acteur, retour attendri de Riad Sattouf et Vincent Lacoste sur leurs premiers pas réciproques d’acteur et réalisateur.

Les Beaux gosses, de Riad Sattouf (Pathé / Les films des Tournelles, 2009)

Les variations et boucles temporelles de Quentin Dupieux sont la transcription loufoque de ses rythmes de musique électronique. S’étant fait connaître sous le pseudonyme de Mr. Oizo à la fin des années 90, il compose parfois la bande originale de ses films ou s’appuie sur des musiques préexistantes qui jouent toujours un rôle dramaturgique. Le dernier exemple en date, Incroyable mais vrai (2022) développe son argument vaudevillesque (deux couples ne s’avouent pas leur crise de libido) au rythme endiablé d’une réinterprétation des pièces de Jean-Sébastien Bach à l’orgue électronique (tirés de l’album Jon Santo plays Bach, 1976). C’est véritablement la mécanique de la musique qui stimule la dramaturgie, et transcende l’inspiration potache du cinéaste pour aboutir à une fable sur la vanité.

La nouveauté comique de La fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko (2013) vient beaucoup des apports de ses acteurs. Le théâtre éruptif de Vincent Macaigne et les numéros circassiens de Vimala Pons (par exemple, comment découper un ananas en laissant tomber une hache, qui se tenait en équilibre sur sa tête) ont clairement inspiré gags funambules et scènes d’action distordues. C’est surtout une façon de revenir à l’essence du burlesque, un  comique du corps, de la performance physique (plus ou moins accomplie, c’est aussi le décalage qui apporte du comique) et du déséquilibre et ne compte plus uniquement sur les dialogues et autres « vannes » plus  ou moins acerbes.

Observer

Cette soif d’hybridation peut aussi inspirer certaines pratiques de tournage. Énorme de Sophie Letourneur (2019) mixe documentaire et fiction. Le postulat volontairement outré, renverse les stéréotypes de genre. Dans un couple, le désir d’enfant vient principalement de l’homme qui vivra sa grossesse par procuration - au point de remplacer sa compagne dans les sessions de préparation à l’accouchement - tout en s’inscrivant dans un contexte très précisément documenté. L’effet comique naît alors du contraste entre les comportements inappropriés de ces deux « parents indignes » (l’homme agaçant par son surinvestissement, la femme lunaire par son désengagement sur sa propre  grossesse) et la description très précise de deux types de coulisses : ceux du cadre médical (séance de préparation à l’accouchement, salles de travail) et ceux du petit monde des musiciens classiques (tournée de concerts, réception à l’ambassade). 

Enorme, de Sophie Letourneur (Avenue B Productions, 2019)

Tout comique naît forcément de l’observation. Les succès du Péril Jeune (Cédric Klapisch 1994) et des Beaux Gosses (Riad Sattouf 2009) tiennent en une combinaison de nostalgie et d’exorcisme. Ces films exhalent autant le parfum d’une époque (costumes, musique, expressions) que d’une période tumultueuse de l’existence. L’adolescence y est dépeinte comme un joyeux dérèglement, dont on assume jusqu’à une certaine part de bêtise. Les adolescents de Klapisch font preuve de dérision par rapport au chômage (quand les chiffres de 1975 paraissent bien dérisoires par rapport à aujourd’hui) mais aussi par rapport au féminisme. Ils sont insouciants, mais encore un peu aveuglés, quant aux vrais enjeux de leur temps. Les garçons de Sattouf, plus jeunes, se retrouvent démunis face aux filles, mais leur gêne fournit d’étonnantes trouvailles de mise en scène, tel ce « roulage de pelle » en caméra subjective, comme si vous y étiez. Dans les deux cas, l’adolescence est vue comme un réservoir de moments de gênes, mais que le burlesque tire vers la poésie. Si chacun et chacune peut se reconnaître dans l’évocation de ces moments délicats, c’est aussi pour pouvoir enfin les regarder avec une distance bienvenue. 

Apprendre

La noblesse de la comédie est de se situer du côté des inadaptés de l’existence. Les Apprentis, le titre du film le plus tendrement loufoque de Pierre Salvadori (1995) vaut manifeste. On ne fait pas rire aux dépens de personnages malhabiles dans leurs relations sociales, professionnelles ou sentimentales, mais on rit avec eux. Les déboires ne sont qu’une première étape vers une forme d’élévation.

Mais apprendre, est-ce forcément maîtriser ? Les films d’Emmanuel Mouret sont entièrement basés sur ce paradoxe. Ses personnages sont souvent pris dans une quête de rationalisation absolue de leurs sentiments. Ils et elles ne veulent plus se laisser déborder par ces affres et cherchent à les théoriser avant de les avoir vécus… soit le meilleur moyen de se retrouver à nouveau pris au piège. La construction des films oscille entre échafaudages de quiproquos (Changement d’adresse en 2006, Fais-moi plaisir ! en 2009), chorale sentimentale (L’art d’aimer en 2011) ou alliage de marivaudage et de mélodrame (Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait en 2020). Avec, quelle que soit la tonalité, un goût affirmé pour les structures géométriques, où situations comiques et tragiques se répondent. À croire qu’au bout du compte, la comédie des sentiments ne se conçoit que comme paravent masquant des douleurs plus secrètes. 

Parcourir

Une solution pour combler cet écart entre théorie et pratique serait alors d’en passer par le voyage initiatique. Et si les films qui avaient le mieux parlé du territoire français contemporain et de ses transformations étaient des comédies : La fille du 14 juillet (2013) et La loi de la jungle (2016) d’Antonin Peretjatko, Apnée de Jean-Christophe Meurisse (2016), Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine (2020). Des films d’inspiration libertaire qui éprouvent jusqu’aux limites du territoire national. 

Dans Apnée, un trouple (deux hommes et une femme) quitte l’étroitesse des logements de la capitale, pour construire sur les routes et dans les criques de Corse leur propre hétérotopie hédoniste. Après le road-movie estival et à contre-courant (partir en vacances au moment où le gouvernement décide de réduire les vacances d’été « pour remettre la France au travail ») de La fille du 14 juillet, La loi de la jungle trouve en Guyane son terrain de jeu pour transformer son héros « stagiaire de 35 ans » en improbable aventurier.

La fille du 14 juillet, d'Antonin Peretjatko (Ecce Films, 2013)

Enfin, Effacer l’historique, première fiction du cinéma français réalisée dans l’écho du mouvement des Gilets Jaunes, met en scène trois « Don Quichotte des ronds-points » dans une croisade anti-GAFA pas si dérisoire. Une façon de faire rimer « France périphérique » et « addiction numérique ».

Cette reconnaissance du territoire, appréhendée comme un grand terrain d’inventions scénographiques, est aussi une façon de pointer certaines absurdités des aménagements contemporains : implanter des normes « décidée à Paris » sous un climat tropical (La loi de la jungle) ou devoir parcourir des kilomètres supplémentaires pour chercher un recommandé à la poste, au nom de la « dématérialisation » des services (Effacer l’historique). 

Interroger

Même dans ses développements les plus surprenants, la comédie n’est jamais déconnectée de son temps. Sortie en juin 2021, Les 2 Alfred de Bruno Podalydès (dont il partage la tête d’affiche avec son frère Denis) a fait mouche avec, entre autres, ses savoureux gags de visioconférences. Pourtant tourné avant le confinement du printemps 2020, ce film s’est donc retrouvé dans un parfait synchronisme (même involontaire) avec l’ère du « distanciel », rajoutant encore un second effet comique à sa satire de la « start-up nation ».     

Mais revenons aux deux cinéastes qui sont allés le plus loin dans l’absurde et le farcesque, Quentin Dupieux et Bruno Dumont. Dans son film manifeste Réalité (l’histoire d’un cinéaste de film d’horreur obsédé par un cri primal), Dupieux explore la frontière ténue entre réalité, rêve, cauchemar, fantasme et création artistique, pour modeler une vertigineuse allégorie bouffonne sur l’acte de création. Film assez inépuisable, il montre de façon très ludique, à quel point toute « réalité » n’est jamais que relative. 

À cet égard, la mutation spectaculaire de Bruno Dumont en cinéaste de comédie marque aussi une paradoxale continuité. Au-delà du changement de registre, la patte du cinéaste persiste dans l’assurance de ses cadrages et l’inspiration plastique fournie par son Nord natal. Les gags du film ne visent pas forcément l’efficacité et naissent de l’épuisement des situations et des durées (une cérémonie d’obsèques, totalement déréglée, devant une communauté villageoise déboussolée). L’enquête rigoriste et mystique de L’Humanité (1999) et celle baignée d’humour macabre de P’tit Quinquin (2014) s’interrogent toutes les deux sur la permanence d’un mal insaisissable, tapi dans les recoins des paysages et des âmes. L’emploi de comédiens non professionnels ne se réduit pas à un goût pour les trognes et dictions insolites, mais saisit un certain désarroi du genre humain. 

Réalité, de Quentin Dupieux (Realitism Films, 2014)

En cela, il n’est pas exagéré de considérer les comédies de Dupieux et Dumont comme véritablement philosophiques. « A quelle réalité se fier ? » demande Dupieux. « Est-ce que le monde n’est pas gouverné par le malheur ? » répond Dumont. Face à ces questions bien trop vastes pour être posées tout de go, les deux cinéastes utilisent les stratégies obliques du rire et de la malice. 

Faire rire, c’est aussi poser question. Énorme pose celle de relations à réinventer entre le masculin et le féminin. La loi de la jungle celle du rapport de la jeunesse au travail et aux conventions hiérarchiques. En Liberté ! celle du remords et de la justice (l’intrigue s’emballe à partir d’une improbable erreur judiciaire). Les doubles fonds de ces comédies ne sont jamais anodins. Si réunir des cinéastes d’inspirations aussi diverses sous une bannière commune relève de la gageure, tous partagent un esprit véritablement carnavalesque. À savoir, celui d’une remise en cause des normes établies : ce qui paraissait sérieux devient très dérisoire et inversement. Voilà sans doute la vertu combinée de tous ces rires, aussi différents soient-ils, celui de déformer un tant soit peu l’absurde trajectoire d’un monde qui ne tourne plus rond, pour l’aider à se remettre à l’endroit.

 

Auteur : Joachim Lepastier, critique de cinéma. Ciclic, 2022.