8. Luc Moullet : Politique des acteurs (1993)

Au début des années 1990, l'étude des acteurs de cinéma, au-delà de la simple biographie de stars, est une démarche encore neuve — le livre pionnier de cette veine, Acting in the Cinema de James Naremore, date de 1988. En France, Luc Moullet pose un jalon en 1993 avec Politique des acteurs, qui s'attache à caractériser le jeu et la « persona » de quatre acteurs de l'âge classique du cinéma américain : Gary Cooper, John Wayne, Cary Grant et James Stewart. Le titre détourne la célèbre « politique des auteurs », concept forgé dans les années 1950 par les critiques des Cahiers du cinéma dont Moullet fit partie, lesquels attribuaient la paternité artistique d'un film à son réalisateur (ici, l'écriture inclusive serait purement volontariste : les réalisatrices étaient à l'époque quasi inexistantes, particulièrement à Hollywood). La quatrième de couverture précise que cette politique des auteurs « est parfois allée trop loin, réduisant l'acteur à l'état d'objet » : « Cary Grant est plus un auteur de films qu'un Feyder ou un Coppola, telle est la thèse provocante de Luc Moullet. Ce livre tente (...) d'analyser l'œuvre d'un James Stewart avec la même approche que l'on aurait face à celle d'Ingmar Bergman, en éliminant le recours habituel à l'épithète et à l'analyse de la vie privée. » L'insouciance potache de Luc Moullet essayiste est très rafraîchissante (on ne trouvera pas chez lui de néologismes ronflants de type « actoral »), sans verser dans la désinvolture. Certes, il ne garde pas le petit doigt sur le sillon du dvd : dans le détail, la factualité est parfois sujette à caution (il en va ainsi de certaines références à Arsenic et vieilles dentelles et à La Dame du vendredi dans le passage cité ci-dessous, extrait du chapitre consacré à Cary Grant), mais pour l'essentiel ses observations, toutes personnelles, s'avèrent éminemment perspicaces.

EXTRAIT :

« Quand [dans Arsenic et vieille dentelles (1944) de Frank Capra] notre héros aperçoit la photo de son frère, déjà horrible quoique bambin, il recule un tout petit peu pour mieux la voir, alors qu'elle est à vingt centimètres de ses yeux. Réaction d'hypermétrope assez normale. Je ne sais pas si [Cary] Grant était hypermétrope — je n'ai pas pu trouver les coordonnées de son oculiste, la pingrerie de mon éditeur m'ayant — hélas — refusé les crédits nécessaires à cette recherche. Mais tout donne l'impression qu'il l'était, ou, à tout le moins, qu'il a voulu jouer à l'hypermétrope.

Le gag est assez systématique, et s'applique à diverses situations : Grant s'approche du document permettant l'internement de son cousin, et recule avant de signer. Quand il rencontre le très banal Duffy, qu'il prend pour le fiancé de son ex-épouse [dans La Dame du vendredi de Howard Hawks, 1940], même jeu de scène. C'est encore plus drôle parce que, si c'est normal pour un hypermétrope de reculer un peu pour mieux lire un bout de papier, c'est probablement invraisemblable de reculer pour mieux voir un homme d'un mètre soixante qui est juste à côté de vous. Ici, ce qui fait rire, c'est donc l'insertion d'une réaction très naturelle dans une situation où elle ne l'est plus du tout. On peut aussi avancer que Grant considère le faux marié comme un objet, un petit objet, un peu méprisable : « Tu as épousé ça ? Cette chose si minable ? » À noter que c'est, sauf erreur, la première fois que l'on trouve chez Grant ce gag du recul — brechtien ou pas je l'ignore. Ce gag est le petit frère de celui où Cary se rapproche pour mieux entendre le clairon de Roosevelt qui tonne à quelques centimètres de lui. Normalement, il devrait plutôt reculer car c'est un bruit qui casse les oreilles, et non pas se rapprocher. Ici, cela va même plus loin : c'est une réaction a contrario au lieu d'être une réaction déplacée.

 

 

La mort aux trousses d'Alfred Hitchcock (Metro-Goldwyn-Mayer)

 

Une hypothèse : ce regard d'hypermétrope, apparemment inauguré dans His Girl Friday [titre original de La Dame du vendredi, cf. supra], proviendrait d'une scène coupée ou d'une idée avortée de Bringing Up Baby [L'Impossible M. Bébé de Howard Hawks, 1938], tourné un an avant, et où Cary, pour la première fois de sa carrière, chaussait lunettes, s'inspirant beaucoup d'un autre grand binoclard, Harold Lloyd [star du cinéma burlesque américain, au temps du muet]. Il faudrait d'ailleurs étudier toute la genèse des personnages et du jeu dans la comédie américaine (et pas seulement dans la comédie) en fonction de l'héritage du burlesque muet. C'est un gag qui durera longtemps : au début de North by Northwest [La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock, 1959], saoul à l'intérieur d'une voiture qui fonce à toute allure au-dessus de la falaise, il a toujours ce petit recul du regard à la fois pour mieux voir le danger (mais ce n'est pas un recul de trois pouces de plus qui lui permettra de mieux voir la falaise ou le vide, d'où le comique) et pour s'éloigner de la zone dangereuse, retarder le choc ou mieux s'en protéger. Réaction également dérisoire quand on est dans une voiture qui file à trente mètres par seconde...

Il y a aussi l'exact contraire : devenu soudainement myope, il se rapproche très près du centimètre métallique pour lire une mensuration de Ginger Rogers [dans Lune de miel mouvementée de Leo McCarey,  1942].

Encore une mimique fondée sur le décalage et l'inversion. »

 

Extrait des pages 96-97 de l'unique édition de Politique des acteurs : Paris, Éditions de l'Étoile/Cahier du cinéma, collection « Essais », 1993.

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