Quand les images de synthèse brouillent les frontières de l’animation

De nombreux films d’animation, courts et longs métrages, de J’ai perdu mon corps à Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, de Paperman à Mémorable, mêlent les images numériques en 3D à d’autres techniques pour des raisons économiques, pratiques ou esthétiques.

Le cinéma d’animation, ce n’est pas que du dessin animé. Longtemps majoritairement employée dans le 7e art animé, la technique a été supplantée lors des vingt-cinq dernières années par les images de synthèse en trois dimensions. La 3D, comme on l’appelle dans le jargon, domine largement la production de longs-métrages depuis Toy Story, de John Lasseter (1995), et les succès des productions suivantes des studios Pixar, suivies de celles de Dreamworks (Shrek, réalisé par Andrew Adamson et Vicky Jenson en 2001).

Cette prise de pouvoir n’est pas neutre et implique un changement de culture artistique liée aux différences entre les techniques. La 3D permet de modéliser des objets numériques que les animateurs manipulent sur leurs ordinateurs comme des marionnettes virtuelles. Elle est donc plus proche de l’animation de figurines bien réelles que du dessin animé, technique en deux dimensions qui exige de tracer à la main tous les personnages.

Un art plus propice à « faire naître des émotions à l'écran », selon Rémi Chayé, réalisateur de Tout en haut du monde (2016), venu en résidence à Ciclic Centre-Val de Loire pendant deux mois pour son nouveau film, en salles le 14 octobre 2020, Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary. « Les microdéformations que peuvent se permettre les dessinateurs – plus souvent faites au ressenti que consciemment - vont communiquer au spectateur de manière sensible l'état d'esprit de leur personnage. Le dessin est également bien plus efficace que la 3D pour toutes les scènes de contact entre personnages : s'embrasser, donner l’accolade, prendre un enfant dans ses bras... ».

En revanche, « pour faire bouger des objets complexes comme le navire de Tout en haut du monde ou les chariots de Calamity, la 3D est bien plus efficace. Ces objets n'ont pas besoin de susciter d'émotion mais seulement de bien bouger. » Raison pour laquelle le cinéaste a fait appel à cette technologie en la mêlant, non sans mal, au dessin animé.

Ce type de films hybrides, mêlant les procédés pour des raisons économiques, pratiques ou esthétiques, ne date pas d’hier. La fameuse scène du bal de La belle et la bête, dessin animé de Gary Trousdale et Kirk Wise (1991), première incursion de Disney dans la 3D, permet à la caméra de virevolter dans la salle du château modélisée en volume. Des mouvements de caméra extrêmement difficiles – voire impossibles – à restituer par le dessin animé.

Cinéma d'animation et 3D - L'exemple de La belle et la bête

Depuis quelques années, la tendance s’est toutefois accentuée. Il suffit d’examiner les longs-métrages nommés en 2020 aux César, comme aux Oscars. Côté français, deux films majoritairement dessinés, La fameuse invasion des ours en Sicile, de Lorenzo Mattotti, et Les hirondelles de Kaboul, de Zabou Breitmann et Elea Gobbé-Mévellec, l’ont employée pour des raisons pratiques et économiques similaires à celles de Calamity. Le premier pour alléger le travail sur les mouvements de foule et les rendre plus spectaculaires, le second pour fluidifier et accentuer le réalisme des déplacements de véhicules.

Cette quête de crédibilité de l’image est également à l’œuvre dans les longs-métrages nommés aux Oscars. Entièrement en 3D, les grosses productions Pixar (Toy Story 4) et Dreamworks (Dragons 3 : le monde caché) poussent le photoréalisme à un tel paroxysme que l’on ne sait plus si les personnages sont animés ou filmés en prise de vue réelle. Cette tendance n’est pas nouvelle. En 2013, déjà, un court-métrage des studios Pixar, Le parapluie bleu, romance entre deux parapluies, donnait de prime abord l’impression d’avoir été tourné en prises de vue réelles, alors qu’il avait été entièrement conçu en images de synthèse en volume. « J’aime l’idée de troubler la perception des spectateurs. Le réalisme magique de l’histoire la rend plus émouvante », estimait Sachka Unsfeld, son réalisateur, lors de la présentation de son film au Festival d’Annecy en 2013.

Cinéma d'animation et 3D - L'exemple du Parapluie Bleu

De façon tout aussi troublante, deux autres candidats (malheureux) aux Oscars, Klaus, de Sergio Pablos, et Monsieur Link, de Chris Butler, ressemblent à des films en images de synthèse en volume alors que le premier est un véritable dessin animé et le second un authentique film de marionnettes animées. Celui-ci, parodie hilarante de récit d’aventures produit par les studios Laika (Coraline, d’Henry Selick, 2009), a eu recours à une technique déjà employée pour Kubo et l’armure magique, de Travis Knight (2016). Plutôt que de modeler à la main les différents visages des personnages et leurs multiples déclinaisons d’expressions et d’émotions, Laika les a modélisés sur ordinateur pour ensuite les imprimer en trois dimensions. Un procédé qui permet d’obtenir une fluidité bluffante, mais qui lisse l’aspect artisanal de l’animation de marionnettes.

A contrario, dans son film Mémorable, nommé cette année aux Oscars dans la catégorie court-métrage animé, Bruno Collet, spécialiste de l’animation en volume, n’a jamais souhaité gommer le caractère tangible de ses personnages et de ses décors. Il n’a eu recours à la 3D que pour obtenir des effets visuels impossibles à créer avec son moyen d’expression favori. Le héros de son histoire, un peintre atteint d’Alzheimer, voit son environnement se déliter au fur et à mesure que progresse la maladie : il ne perçoit les objets qu’à travers des volumes couverts de taches de couleurs éparses, comme autant de traces de sa mémoire en lambeaux…

Cinéma d'animation et 3D - L'exemple de Mémorable

Cette volonté de rester fidèle à une technique tout en la modernisant est à l’œuvre dans la conception de Klaus, dessin animé produit par Netflix. Mené par Sergio Pablos, « machine à idée » des studios hollywoodiens (il est l’un des créateurs de la saga Moi, moche et méchant), ce film sur l’invention du père Noël cherche à réinventer la technique. « Dans un monde dans lequel la 3D n’aurait pas été inventée, où en serait le dessin animé traditionnel aujourd’hui ? », s’est interrogé ce vétéran de Disney qui a travaillé sur plusieurs productions dont Le bossu de Notre-Dame.

Développée avec une société angoumoise, Les films du Poisson rouge, la méthode employée permet de préserver le trait du dessin animé tout en offrant une fluidité des mouvements propre à la 3D. Des outils numériques d’éclairage viennent par ailleurs donner aux personnages autant de volume et de richesse dans les textures qu’il y en a dans les décors. Le résultat, souvent bluffant, s’avère à terme un brin décevant, car il donne le sentiment de voir une version à la fois nostalgique et sophistiquée d’une production Disney d’antan.

Dans une démarche inverse, J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, nommé aux César comme aux Oscars, a marqué les esprits avec ses allures d’ovni. Modélisé et animé en images de synthèses, le film a été « retracé, corrigé et amélioré par des artistes, des décorateurs et des animateurs 2D », grâce à un logiciel (Blender) qui permet de dessiner directement sur des éléments en 3D. Le procédé n’est pas gratuit, il sert un propos qu’expose bien Marc du Pontavice, producteur de cette histoire d’une main coupée douée de vie qui cherche à retrouver le corps auquel elle est appartient. « Pour que la main emporte sa charge poétique, il fallait que le monde (dans lequel elle fait irruption) soit habité par le réel. Jérémy a donc eu cette idée de «simuler» le réel par l’usage d’une grammaire filmique très proche de la prise de vue réelle, mais aussi et surtout en choisissant d’animer les personnages en images de synthèse (comme les décors), lesquelles seraient ensuite «habillées» par le dessin traditionnel. »

Cinéma d'animation et 3D - L'exemple de J'ai perdu mon corps

Là encore, le procédé n’est pas nouveau. Avant Jérémy Clapin, ou le trio de réalisateurs du formidable Spiderman : new generation (1) (2018), qui mariait fluidité du mouvement et textures du papier de bande dessinées, John Kahrs l’avait mis en œuvre dans un joli court-métrage produit par Disney, Paperman (2012, Oscar en 2013). « C’est comme peindre sur la surface des images de synthèse », avait-il décrit le logiciel employé (Meander), lors de la présentation de son film au Festival d’Annecy en 2012. Pour le réalisateur, cette nouvelle technique était porteuse de développements passionnants. « La technologie s’efface pour remettre en avant les personnages et l’histoire. Nous entrons dans une saine compétition entre le dessin animé et les images de synthèse », avait-il affirmé, soulignant que « ce logiciel redonnait du pouvoir aux artistes dans les studios ».

Paperman, brève rencontre sur un quai de métro new-yorkais entre deux âmes esseulées, cherchait à recréer du lien dans l’anonymat de la grande ville et de l’humain dans les volumes froids des images de synthèse. Une belle image de la force de ces films hybrides.

Cinéma d'animation et 3D - L'exemple de Paperman

Auteur : Stéphane Dreyfus, 2020. Journaliste cinéma pour le quotidien La Croix, Stéphane Dreyfus est l'auteur d'un blog incontournable sur le cinéma d'animation

 

(1) Bob Persichetti, Peter Ramsey, et Rodney Rothman