French Kiss - Analyse de séquence

Voyage dans une carte postale

Une séquence développe assez nettement la manière dont les stéréotypes parasitent perpétuellement le quotidien, l'aliénant et l'enchantant tout à la fois. Le premier plan présente Kate de trois quart dos sur un pont, accoudée et rêveuse, ce que souligne la musique. Le cliché de la femme éthérée, soudain mystérieuse, remplace celui de la jeune touriste. Un point d'interrogation s'inscrit à l'écran, interrogeant cette transformation et marquant au-delà une perplexité généralisée : à quoi se raccrocher si le monde est une valse de clichés se désamorçant les uns après les autres ? 

La panique saisit ce plan très posé (une sorte de poster romantique) avant même qu'il ne s'achève : la voix de JP, sensiblement accélérée, intervient en amorce, et coupe court à la méditation idyllique. Suit un panoramique zoomé, où Kate s'apparente à une marionnette : elle suit JP de façon dégingandée, boitillant et poussant des « aïe » mécaniques, à la manière d'un automate déréglé. Soudainement arrachée à un stéréotype flatteur, la baudruche semble se dégonfler.

Décrétant qu'ils n'ont plus le temps de visiter Paris, JP y substitue un diaporama artisanal, présentant à Kate des cartes postales qu'il lui demande d'identifier. La première représente Notre-Dame, réellement présente à l'arrière-plan, mais occultée par sa propre photographie. La mise en abyme ne saurait être plus explicite sur la façon dont les artefacts se substituent à ce qu'ils sont censés représenter. Kate s'évertue pourtant à toujours regarder l'horizon, si bien qu'elle répète « Notre-Dame », alors que JP est passé à une carte du Sacré-Cœur. Agacé, il lui demande de se concentrer. Son jeu de cartes mobilise du coup entièrement l'écran, en gros plan, bouchant toute perspective. D'où une confusion grandissante sur la réalité des images présentées, marquée par les calembours sur la Madeleine (de Proust) et l'arc-en-ciel (de Triomphe). 

La carte postale de l'Arc de triomphe est vite remplacée par une vue « réelle » de l'édifice : c'est le début de la digression « documentaire » sur le défilé militaire. Une continuité s'établit entre les deux régimes d'image, en apparence éloignés, d'autant que ce plan balaie des blasons, sur le fronton du monument. Ces blasons, commémorant des hauts-faits passés, semblent alors considérés comme des cartes postales d'un genre particulier. Autrement dit : le grandiloquent Arc de triomphe était une carte postale avant la lettre, parfaitement adapté à cette imagerie. 

Les vues suivantes insistent sur l'aspect passéiste et folklorique de la tradition militaire : vieux gradés en uniforme à côté d'une plaque « Place Charles-de-Gaulle », historiquement figés, puis des vues de préparatifs, accompagnés d'archaïques cors de chasse, de bruitages de fusils qu'on charge et de sabots de chevaux. L'aspect saccadé des 21 images par seconde présente les soldats comme des jouets animés ou les fantômes d'un autre temps, marchant au rythme des films muets. Ironisant ouvertement sur la forfanterie patriotique, French Kiss ramène un rite républicain (et plus largement une imagerie française) à un cliché poussif et poussiéreux. L'apparition de Jacques Chirac achève le tableau. N'échappant pas aux saccades des 21 images par seconde, accentuées par un jump cut, le président est lui-même présenté comme une poupée mécanique — archaïsme que soulignent en voix off les deux personnages, ironisant sur son élection à 82%, « comme en Afrique ». 

Un zoom arrière permet d'inscrire dans un même espace le personnel politique quittant la cérémonie et les deux acteurs, présents dans le public. Ce procédé, censé relier réalité et fiction, n'est pas sans ironie, tant le supposé documentaire est traité comme une fantasmagorie, alors que le principe de réalité semble plutôt résider dans les commentaires des deux personnages fictionnels. Le départ du président en voiture, envolée aussi subite qu'avortée, amplifie l'irréalité de la séquence. Le brusque retour à la situation de départ, sur le pont, peut en effet laisser croire que les deux personnages ne l'ont jamais quitté, ont déliré les clichés français les plus typés, comme s'ils étaient pour quelque temps entrés dans la carte postale de l'Arc de triomphe. Fantasme qui n'est pas sans rappeler le final d'Un Américain à Paris, de Vincente Minnelli (French Kiss aurait pu s'intituler Une Américaine à Paris), dans lequel Gene Kelly danse à l'intérieur d'une gravure de la capitale. Par ce procédé, qui poussait aux dernières extrémités le décor général du film (un Montmartre de carton-pâte), Minnelli présentait Paris comme une ville se confondant avec son propre fantasme, une grande carte postale. Kate et JP quittent le pont. La jeune fille claudique à la traîne, toujours comme un pantin, se plaint de ne pas être secourue et se raccroche à un lieu commun antifrançais (« Ingrat, on vous a sauvés en 45 »). JP l'aide à se déchausser.

Mais le pied de Kate ne peut longtemps rester nu, c'est-à-dire non vêtu d'un cliché : c'est d'abord une citation impromptue sur ses orteils (le « Love » de La Nuit du chasseur, que Mitchum arborait sur ses doigts — loi comique de l'inversion), puis le dessin d'un escarpin, ou plutôt d'une pantoufle de verre, qui se superpose au pied, figé dans une posture de salon d'essayage. Il s'agit bien ici, pour Kate, d'essayer fugacement un nouveau stéréotype — celui de Cendrillon, en l'occurrence : « Il n'y a plus qu'à trouver le prince charmant. »

Hervé Aubron, 2005