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Cartoon et slapstick

Comme chez Molière, que l’on sait nourri à la farce de la commedia dell’arte, la magie outrancière de la représentation et des gags de Tex Avery permet de nous purger de nos bas instincts par le rire.

Ce comique hénaurme décliné à l’infini dans ses dessins animés doit beaucoup au slapstick, la comédie burlesque américaine des années 1910-1920 fondée sur des gags visuels délirants. "La plus grande partie [de mon style], reconnaît Avery, provient de ces vieilles comédies slapstick. Il faut voir ce qu’ils imaginaient avec de simples fils de fer, et ainsi de suite, pour obtenir des gags impossibles [1]." Le slapstick (littéralement "coup de bâton"), créé par Mack Sennett (1880-1960), est sans doute lui-même lointainement inspiré de la commedia dell’arte (notons leur pratique commune de l’improvisation). Très physique, ce comique burlesque tire sa force de ses effets de rupture et de l’aspect désopilant des situations qu’il met en place (souvent dû au montage) ; il privilégie les ressorts de la pantomime et de la chute, multiplie les quiproquos, s’emballe dans des poursuites filmées en accéléré et développe des gags en cascade, souvent brutaux, avec un esprit de destruction où les bagarres de tartes à la crème font figure d’aimables plaisanteries. La Keystone police que Sennett invente bientôt donne lieu à de véritables films-poursuite où des hordes de cops, maladroits et instables, courent en tous sens tandis que les jeunes et sémillantes Bathing Beauties offrent au spectateur quelques moments apaisants de grâce sexy.

Si ces dernières ont pu inspirer Avery pour son personnage voluptueux de la pin-up, la figure classique de la poursuite, l’attrait du chaos, le goût du rythme effréné et le vent de folie absurde du slapstick ont été les principales sources d’imagination de sa propre "usine à gags". Comme dans le slapstick, le principe de réalité n’existe pas chez Avery, ou plutôt il est constamment en sursis, sans cesse menacé d’implosion ou d’un fonctionnement "nonsensique". Les personnages à la psychologie sommaire sont les jouets d’une dramaturgie arbitraire dont l’unique ressort est le comique. On doit rire de tout, et tout doit faire rire. Aussi est-ce dans le schéma de la poursuite, avec ses figures d’opposition nombreuses (la violence des contrastes empruntée au cinéma burlesque), que le goût de la transgression des codes narratifs et moraux d’Avery s’exprime le mieux. La poursuite chez lui s’articule autour de trois grands thèmes : la chasse (qui est souvent motivée par la faim), la poursuite amoureuse et la confrontation entre différents protagonistes suscitant une surenchère frénétique de l’action. Les décors, qui semblent dotés d’un pouvoir de nuisance,  jouent de mauvais tours aux personnages dont les corps (comme ceux des acteurs du slapstick) sont effroyablement malmenés, soumis aux lois violentes de la physique et de la logique absurde.

Les corps, qui sont des projectiles eux-mêmes, sont régulièrement percutés et déformés par toutes sortes d’objets. On ne compte plus les corps scalpés, tondus, écrasés, ripolinés, atomisés "façon puzzle" ou littéralement engloutis (y compris en eux-mêmes comme le kangourou disparaissant dans sa propre poche dans Le Lion flagada). Cette maltraitance physique est un fondement comique du slapstick où tout – gags, émotions, intentions, sentiments – passe par le corps, le visage, les yeux. Avery a donc repris cette idée à son compte en la poussant très loin avec un plaisir que l’on a dit sadique. Confrontés à d’atroces situations, les protagonistes, qui sont horrifiés (ou subjugués comme on l’a vu), ont alors les yeux qui leur sortent de la tête, les bouches qui deviennent des gueules et la langue qui pend et se déroule comme un tapis.

Par ailleurs, la folie destructrice s’accompagne toujours chez Avery de bruitages qui surlignent l’action avec un effet de décalage absurde comme le bruit de vaisselle cassée quand des dents se brisent. Aussi le comble est-il atteint quand le son détourne un être/objet de sa fonction ou de son essence à l’image du loup qui émet un bruit de bolide quand il se rend à toute vitesse chez Mère-grand. La littéralité de ce dernier gag fait de l’animal un bolide et permet "d’étendre jusqu’à l’impossible les limites du monde objectif [2]" que le slapstick avait déjà perverti par le principe insensé de la vitesse, moteur de son existence même. Pour Avery aussi, la vitesse, et les modes singuliers du franchissement des espaces et des frontières, sont des moyens de s’affranchir de la consistance du réel, de supprimer définitivement les repères logiques et physiques, et d’instaurer une outre-réalité frapadingue soumise aux seules contraintes du comique burlesque.

Philippe Leclercq, 2011


[1] Joe Adamson, Tex Avery : King of cartoons, éd. Da Capo Press, 1985. Repris partiellement dans Tex Avery, la folie du cartoon, coll. "Fantasmagorie", éd. Artefact, 1979.
[2] Petr Král, Tex Avery ou le délire lucide in Positif, n° 160, juin 1974, repris dans Le mystère Avery, Robert Benayoun, coll. "Points", éd. du Seuil, 2008.