Le Petit Chaperon rouge... - Mise en scène

Un comique sans limite

Tex Avery, c’est l’anti-Disney. L’envers du décor de l’Amérique puritaine des années 1940. Chez lui, les héroïnes de contes traditionnels tels que Le Petit Chaperon rouge sont sexy et le loup est un séducteur débordé par ses instincts sexuels. La mise en scène est entièrement motivée par un esprit de perversion des codes, un humour insolent et un style travaillé par l’accélération et l’inflation de gags délirants. L’absurdité burlesque inspirée de la slapstick comedy y est portée à son paroxysme. Comme dans ce type de comédie burlesque américaine des années 1910-1920, le thème de la poursuite (amoureuse) constitue un élément majeur de la dramaturgie (donc de la mise en scène).

Tout débute ici de manière conventionnelle. Comme chez Disney, on peut voir des personnages au graphisme classique et un cadre naturel extraordinairement pacifié. On peut aussi entendre une musique enfantine (quand elle est associée à la gentille petite fille) ou tragique (quand elle est attachée au méchant loup). Seule entorse aux codes dramatiques : les personnages s’adressent directement à la caméra pour saluer le spectateur quand la voix infantilisante du narrateur les présente. Ce geste de complicité, typique du cinéma burlesque, produit un effet de distanciation évidemment hilarant.

Tout bascule vraiment quand les personnages s’insurgent contre le scénariste à qui ils reprochent de vouloir leur faire jouer la même histoire vieillotte. La suprématie du créateur sur ses personnages vole alors en éclats, et la mise en scène se trouve inféodée aux désirs tyranniques des personnages qui, doués d’autonomie et de raison, prennent leur destin en main, cessent de jouer (ils menacent même de quitter l’espace de jeu) et exigent un autre scénario. La mise en scène fait alors mine d’être détournée et de ne plus produire de sens, autre que celui du comique de transgression des règles élémentaires de la narration. Lequel se matérialise par un nouveau générique et un nouveau dispositif de mise en scène permettant la réécriture du conte.

À la mièvrerie du mythe de l’enfance innocente propre à Disney s’oppose désormais un univers urbain où la sexualité est d’emblée revendiquée par le personnage du loup lubrique. Changement de registre oblige : la voix du narrateur est cette fois plus adulte, les couleurs plus sombres et la musique (ambiance night-club) plus festive. Les personnages sont redéfinis. Outre le loup à l’élégance toute apparente, la gâteuse Mère-grand est remplacée par une vieille dame nymphomane, chic et choc, et la fillette devient une girl sexy.

Dès lors, le dessin animé n’a d’autre limite que celle de l’imagination du metteur en scène. Son humour devient l’agent d’un comique de destruction qui s’affranchit des principes physiques de la réalité. Tout est alors possible. Espace, temps, choses et personnages fusionnent, se dilatent, se tordent ou se rétractent à volonté. La voiture du loup n’en finit pas d’entrer dans le cadre quand celui-là ne met qu’une poignée de secondes pour se rendre chez Mère-grand (en passant par des espaces non contigus !). Les ruptures de rythme structurent l’action qui est tantôt échevelée (la poursuite entre la vieille dame et le loup), tantôt arrêtée pour permettre au spectateur d’apprécier le gag (comme celui de Mère-grand piquée aux fesses). Les chutes sont souvent inattendues et les personnages comme frappés du don d’ubiquité (Mère-grand derrière la porte, après son voyage dans les airs). La géographie du cadre est traversée dans tous les sens, l’espace poreux ne protège pas (le loup en particulier) et la gravité n’obéit plus à sa loi. Les corps sont des projectiles envoyés dans l’espace (la grand-mère) ou mus par l’énergie d’un désir sexuel irrépressible pour atteindre leur objectif. C’est le cas du loup qui, après avoir raté son taxi, court sur place, comme en lévitation, dans un bruit de démarreur, puis se transforme en comète et finit en voiture. Enfin, comme l’espace et le temps qu’il soumet aux nouvelles lois azimutées de sa mise en scène, Avery fait du corps des personnages le lieu d’une expérimentation qui nie toute vraisemblance anatomique ainsi que nous l’allons vérifier dans notre commentaire de séquence.

Philippe Leclercq, 2011