La Prévention de l'usure - Analyse du film

Comédie du quotidien

S’il est patent que le film reprend de nombreux codes de la comédie musicale classique, au premier chef l’alternance de scènes parlées et de scènes chantées et dansées, il s’en démarque aussi par sa forte inscription dans le quotidien qui tranche avec les mises en scène exubérantes en vogue à Hollywood.

L’action débute par le récit d’un rêve. Mais là où Stanley Donen ou Vincente Minnelli auraient certainement traduit le songe en images, Gilles Charmant choisit de ne pas le représenter à l’écran. A la fin du film, Laurent sonne à la porte pour de bon. A aucun moment nous ne quittons totalement l’ordre de la réalité.
De surcroît, le film ne fait pas l’économie de détails apparemment triviaux : Marie qui épile les nageurs, l’usine et ses différents outils. La bande son et les dialogues mettent eux aussi l’accent sur cette quotidienneté revendiquée : le lyrisme des sentiments est souvent court-circuité par l’emploi d’un langage familier. « Je suis forcée de constater, notre désir s’est dilué, comme un sucre dans une tasse, qui devient peu à peu… tiédasse », chante Marie. Cette apparente banalité sert précisément de support à la comédie musicale : chaque objet peut être à l’origine de la création d’un rythme : la cafetière électrique, la cire dépilatoire arrachée brutalement, le frottement d’une main sur un carton… Chaque mouvement peut devenir danse : massage vigoureux, battements de pieds, travail à la chaîne… C’est de cette rencontre entre la trivialité et la puissance de l’imaginaire, mais un imaginaire loufoque, proche du burlesque, que naît l’impression de décalage qui domine tout le film. 

Décaler et poétiser le réel

Le glissement vers les registres comique et poétique fonctionne parce que les choix de mise en scène obéissent à une exigence de simplicité. Le film est découpé en séquences claires, avec à chaque fois un volet (transition entre deux plans donnant l’impression que l’image du deuxième plan pousse celle du premier hors du cadre pour la remplacer) en guise de transition. Les dialogues vont à l’essentiel, les mouvements de caméra sont rares, les couleurs franches. L’image est toujours lisible, même lorsque des actions secondaires ont lieu à l’arrière-plan : la grande profondeur de champ (étendue en profondeur de la zone de netteté du champ) permet cette simultanéité mais les gestes restent précis, jamais brouillons.
Le glissement vers l’univers du fantasme se produit précisément grâce à cette évidence de l’image : les gros plans par exemple perdent leur fonction informative pour extraire l’objet filmé de son contexte et lui attribuer une valeur poétique inattendue. C’est le cas de la série de gros plans sur l’assiette de spaghettis, le plateau de fromage et l’horloge qui ouvre la dernière séquence, et impose son propre rythme en faisant rimer les trois objets de forme circulaire, que redouble le mouvement giratoire de la fourchette, du plateau et des aiguilles. Le comique naît de ce rapprochement formel, et c’est seulement à la faveur d’un quatrième plan où l’on voit ces éléments réunis dans le champ que l’on retrouve le fil de l’intrigue.
Le burlesque ne peut naître que de la maîtrise formelle, tel est l’enseignement du slapstick : l’exagération n’a de sens que si l’on a pour référence la retenue, l’épure. Dans la séquence à la piscine, Marie conserve toute sa douceur, les claques sur les cuisses qu’elle assène aux nageurs n’en apparaissent que plus brutales et drôles. C’est également par touches que les costumes, les accessoires et les décors instaurent leur propre décalage : les appareils Menagex sont en tous points identiques à des appareils classiques… à un détail près.


Fantasme et réalité

Le glissement du quotidien vers le poétique vient enfin du fait que Marie décide de rendre ses rêves réels. La perte du désir dans le couple et le tabou que représente le ménage à trois sont ainsi abordés avec légèreté, mais sans détour. Marie a posé un ultimatum à Pierre, « Si tu reviens bredouille, nos jours ensemble sont comptés ». C’est elle qui assume le mieux ses fantasmes. La séquence à la piscine le prouve : elle est à l’aise en compagnie des hommes et le chant lui permet d’exprimer son désir. Pierre, quant à lui, a besoin d’adjuvants pour éclaircir ses sentiments : ses collègues et Cassandre rempliront cette fonction en l’initiant au chant et à la danse, et par la même occasion « dédramatiseront », au sens propre, la situation. La dernière séquence du film, en forme de pied-de-nez, est une ode à l’audace.

Suzanne Hême de Lacotte, 2010