La Prévention de l'usure - Histoire du cinéma

De Busby Berkeley à Gilles Charmant

Le film musical naît pour ainsi dire avec l’invention du cinéma : avant même l’apparition officielle du parlant en 1927, de nombreux films intégraient des scènes de danse (c’est le cas de la Danse serpentine filmée par les frères Lumière en 1896 et/ou de chant accompagné de musique grâce à différentes techniques (son enregistré sur disques ou musique interprétée en direct). Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland, considéré comme le premier film parlant de l’histoire du cinéma, alterne quant à lui des scènes muettes avec des scènes chantées où le son est parfaitement synchrone car directement inscrit sur la pellicule.

Mais le genre, tel que nous le connaissons, naît aux Etats-Unis dans les années 30, grâce à l’ambition de grands studios hollywoodiens (Warner, Fox, Paramount, MGM, Universal, RKO) qui s’engagent alors dans la production de véritables spectacles cinématographiques qui ne se contentent plus de reprendre les mises en scène de Broadway : il s’agit le plus souvent de narrer la mise en scène d’un spectacle au sein même du film, tandis qu’en parallèle un couple se forme. Le plus grand créateur de ce genre reste Busby Berkeley qui conçoit de véritables kaléidoscopes vivants, mis en perspective par des angles de caméra audacieux et où des dizaines de danseuses et de nageuses sont démultipliées (Footlight Parade, 42th Street avec Lloyd Bacon…). Parallèlement, des productions moins grandiloquentes se développent où la formation du couple devient le principal enjeu : on assiste alors à l’apparition de duos mythiques, comme celui formé par Fred Astaire et Ginger Rogers. Dans ces productions, n’importe quel lieu peut devenir prétexte à la danse (un parc, une chambre, le haut d’un gratte-ciel). La danse et le chant font irruption dans le prolongement du quotidien. Dans les années 50, la comédie musicale connaît son apogée, avec les productions d’Arthur Freed qui engage les plus grands spécialistes du genre - Vincente Minnelli, Stanley Donen, Gene Kelly - à la réalisation, et Fred Astaire, Judy Garland, Cyd Charisse (et à nouveau Gene Kelly) devant la caméra. Les décors et les costumes sont somptueux, les musiques entraînantes, les chorégraphies rythmées.
Dans les décennies suivantes, quelques comédies musicales sont encore réalisées (Hair, Milos Forman, 1979 ; Jeanne et le garçon formidable, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, 1997), mais le film musical prend plus volontiers la forme du biopic (Accords et désaccords, Woody Allen, 1999, La Môme, Olivier Dahan, 2006).

La Prévention de l’usure s’inscrit dans la tradition de la comédie musicale classique. On retrouve l’alternance de scènes chantées et dansées et de scènes quotidiennes qui définit le genre, qu’il s’agisse de solos, de duos ou de chœurs. Mais on l’a vu, il en détourne aussi les codes : la scène à la piscine peut être considérée comme une parodie des ballets aquatiques en vogue dans les années 30 (d’autant qu’aucun danseur ne se jette ici à l’eau !), déjà tournés en dérision par Howard Hawks dans Les hommes préfèrent les blondes en 1953. Mais la plus grande infraction concerne le traitement réservé au couple : traditionnellement, la comédie musicale glorifie la rencontre, célèbre la complémentarité de l’homme et de la femme, et s’achève sur un mariage. Dans La Prévention de l’usure le couple est déjà constitué au début du film et doit faire face à la perspective d’une séparation : les enjeux se sont inversés. C’est pourquoi il s’inscrit aussi dans la lignée des films de Jacques Demy, comme Les Parapluies de Cherbourg ou plus radicalement encore Une chambre en ville où les couples se défont avant même de s’être formés – à ceci près que Gilles Charmant tient à maintenir une tonalité burlesque et une vitalité qui bat en brèche toute forme de mélancolie. Et au culte du mariage, ou de la fidélité éternelle comme horizon ultime d’une relation amoureuse équilibrée, il préfère le ménage à trois, bien plus transgressif mais aussi plus efficace, visiblement, pour maintenir la bonne entente entre les amants.

Suzanne Hême de Lacotte, 2010.

N.B. Busby Berkeley ayant souvent filmé en plongée zénithale (prise de vue verticale à 90°) on dit parfois dans le jargon cinématographique : "faire un Busby Berkeley", ou "faire un Berkeley". Gilles Charmant aurait-il rendu hommage au chorégraphe dans le second plan du film dont nous avons proposé l’analyse ?

(Gentlemen prefer blondes,1953) produit et édité en vidéo par 20th Century Fox.