La Course nue - Propos du réalisateur

Je est un autre, entretien avec Benoît Forgeard

J’ai plusieurs CV avec des âges différents, cela m’amuse. J’aime avoir plusieurs identités. Je suis né en 1973 sous le nom de Forgeard mais j’ai d’autres personnages. J’en ai un qui s’appelle Michel Moisan. Il a réalisé le court métrage Le Grand Manteau. C’est un personnage que j’ai inventé avec mon ami Emmanuel Lautréamont. Nous avons fait un film ensemble et, plutôt que de le cosigner, nous avons inventé ce personnage. Michel Moisan est un cinéaste maudit qui n’a jamais fait de film mais qui est là depuis toujours. Il a une vie flamboyante, il est connu et célébré par tous. Fellini l’appelait le maestro. Nous sommes en train de faire un documentaire sur lui. J’ai également un autre personnage. Il s’appelle Pascal d'Huez. C’est un chroniqueur cycliste. J’écris sur internet des chroniques sur le cyclisme, sport pour lequel j’éprouve une passion sincère. Avec Pascal d'Huez, j’ai aussi un petit groupe. On chante des chansons et on va bientôt jouer dans Nord dans une exposition autour de l’art et du sport et du cyclisme en particulier.

Pourquoi ce jeu sur les identités ?
J’aime bien cette idée qu’il y ait des éléments biographiques dont on ne sait plus s’ils ont existé ou non. Peut-être que lorsque je serai très vieux je ne saurai plus vraiment ce qui a été vrai ou non…

Tu te mets en scène, apparais en tant qu’acteur dans tes films ?
Je ne joue pas systématiquement dans mes films. Je ne suis pas comédien. Lorsque je dois interpréter un personnage qui se rapproche de moi, je le fais autrement, je préfère confier le rôle à quelqu’un d’autre. Par ailleurs, lorsque je joue, j’ai du mal à bien rester concentré sur la réalisation. Si je sens que le film va être complexe, je préfère rester sur la réalisation.

Tu as fait tes études à Dreux, ensuite tu es entré à l’école des Beaux Arts de Rouen…
Avant d’entrer aux Beaux Arts de Rouen, j’ai travaillé à la commission de censure du CNC. C’était très amusant. Pendant neuf mois j’étais dans les sous-sols du fort de bois d’Arcy, un endroit un peu glauque, je travaillais dans une pièce où il y avait plein de dossiers sur des films censurés ou non, dossier que je lisais et consultais. Après cette expérience, j’ai fait l’école des Beaux Arts pendant cinq ans, puis j’ai enchainé avec l’école du Fresnoy, le Studio national des arts contemporains. Aux Beaux Arts je faisais de la vidéo d’art. Même s’il y avait parfois une dimension narrative, on était encore dans des productions destinées aux galeries. J’ai réalisé mon premier film, Stève André,  lors de ma dernière année au Fresnoy, après quoi j’ai commencé à travailler comme technicien pour les élèves du Fresnoy, et je profitais de la nuit pour venir tourner Laïka Park clandestinement dans les studios.

Laïka park, Stève André tu étais encore du côté de l’art vidéo, de la performance…
Dans l’univers de l’art contemporain il y avait trop de barrières. Les gens qui débutent dans l’art contemporain vont tenter de faire des choses qui vont leur apporter du succès auprès des quelques acteurs décisionnaires. La liberté y est donc tout relative. Après le Fresnoy, j’ai donc commencé à moins m’amuser dans le cadre de l’art contemporain je me suis tourné vers la fiction.

Comment as-tu écrit La Course nue ?
Quotidiennement, je me livre à un exercice d’écriture rapide de pitch (résumé très bref et si possible accrocheur) en quelques lignes. Les idées sont parfois idiotes, c’est vraiment de l’écriture automatique. Et puis je mets ces pitchs de côté.
Emmanuel Chaumet, mon producteur, m’a proposé de faire un film qui puisse se tourner vite, avec assez peu de comédiens. J’ai écrit La Course nue en quelques jours et nous avons fait le film sans aucune aide. Au départ, le pitch de La Course nue racontait l’histoire d’un homme, qui est devenu Maud. Cet homme avait des dettes. Mon histoire est calquée sur un archétype du film noir. Un personnage endetté qui, pour s’en sortir, va devoir vendre son âme ou se compromettre. Sur cette toile, je voulais imprimer des motifs contemporains. Les truands devenaient des publicitaires, la victime une comédienne qui a du mal à vivre de son métier et qui va prostituer ses idées.
Ce film a plusieurs niveaux de lecture. Il y a tout d’abord l’aspect comique, et c’est important que ce soit un film très simple où l’on s’amuse. Mais derrière cela, se cache quelque chose d’assez malicieux voire même de politique. Finalement, la comédienne choisit de partir avec les publicitaires car à leurs côtés elle va vivre quelque chose de plus fort.

Pourquoi avoir choisi un tel retournement ?
Je retrouve dans la publicité la forme de la plupart des artistes que j’ai étudiés aux Beaux arts. Tout est récupéré. L’art contemporain qui est presque par nature un art rebelle, LA forme de la contre-culture, nourrit aujourd’hui la publicité. Autrefois, les responsables en communication étaient des gens qui n’avaient rien à voir avec l’art. Aujourd’hui les frontières sont plus ténues, ils peuvent connaître voire même intégrer les formes les plus radicales de l’art contemporain telles que la performance, le body art ou même le streaking

Comment as-tu choisi tes comédiens ?
Je ne fais pas de casting. J’ai pensé à des gens que j’aime bien. Tanguy Pastureau qui joue Fabrice Poulain-Valencienne est quelqu’un qui fait de la radio et de la télévision. Il a une voix, une prestance comique. Anne Stefens (Maud) a quelque chose d’assez enfantin. Je n’ai pas voulu accentuer son côté féminin, pour qu’elle soit une sorte de tintin androgyne dans lequel on puisse s’identifier.

J’ai rencontré Darius, qui joue Denis Fraise, dans le Nord, lorsque j’étudiais au Fresnoy. Depuis Stève André, il est quasiment systématiquement dans mes films. Je trouve qu’il a quelque chose de très singulier ; une sincérité désarmante et une espèce de tendresse dans ce qu’il dit qui me permet de lui faire dire des choses particulièrement horribles. Il propose du cyanure avec une voix d’ange. Je trouve que cette sincérité, cette tendresse sont tout à fait symptomatiques de notre époque où nous entendons quotidiennement des horreurs d’une violence inouïe dites avec une voix d’enfant.

Benoît Forgeard

Né en 1973, Benoît Forgeard est un artiste pluridisciplinaire. Acteur, ingénieur du son, monteur, décorateur, compositeur et créateur d’effets spéciaux, il commence sa carrière de cinéaste en 2002 avec Stève André, une captation tournée en direct d’une fausse soirée municipale dans un petit village français. Il tourne ensuite deux épisodes – la légende lui en prête 156 – d’une série inventée par lui, Laïkapark, où il incarne presque tous les rôles. En 2006, La Course nue est sélectionnée en Compétition nationale à Clermont-Ferrand et le monde du court métrage découvre alors ce jeune auteur inclassable porteur d’un cinéma décalé et hyper inventif. Dans le cadre d’Histoire courtes, l’émission de courts métrages de France 2, Forgeard réalise un pastiche des plateaux télévisés consacrés à la culture où il met lui-même en scène la présentation de ses trois premiers films.
Prolixe, Forgeard continue aujourd’hui à tourner des films sous son nom (Belle-Île-en-mer, L’Antivirus) et sous des noms d’emprunts. Cette biofilmographie serait incomplète sans la mention de Michel Moisan, cinéaste imaginaire né des alter-ego masqués de Benoît Forgeard et d’Emmanuel Lautréamont, double lointain du cinéaste et auteur du Grand Manteau.

Filmographie

2013, L'Aquadôme
2012, Réussir sa vie, Fuck U.K.
2011, Coloscopia
2010, Respect
2009, L'Antivirus
2008, Le Grand Manteau (sous le nom de Michel Moisan)
2007, Belle-Île-en-Mer
2006, La Course nue
2003, Laïkapark
(série, épisode 0 et épisode 2)
2002, Stève André