La Course nue - Histoires d'entreprise

Décaler l'entreprise

Hier, le western montrait l’homme à la conquête de l’ouest, s’appropriant des terres, définissant les frontières.
Aujourd’hui l’homme moderne au cinéma se débat à l’intérieur d’un espace clos : l’entreprise. Costumes cravates, couloirs éclairés au néon, décors parsemés de plantes vertes factices, l'entreprise est devenue un décor récurrent au cinéma. Ce sont ces lieux impropres à l’art, souvent laids ou anonymes, que traversent, renversent, transgressent ou réinventent les courts métrages de Gilles Charmant, Benoît Forgeard ou encore Thomas Oberlies et Matthias Vogel.

À travers La Prévention de l'usure, Gilles Charmant campe un univers où l’entreprise organise l’espace et la vie du couple de Marie et Pierre. Marie constate que le désir de Pierre s’est évanoui. Elle considère que Pierre est "usé" et lui demande de revenir à la maison avec un homme souple pour réveiller leur couple. Après la première séquence, Marie et Pierre apparaissent chacun sur leur lieu de travail : des espaces d’uniformisation et de mécanisation (cf. la ressemblance entre les nageurs, les uniformes portés par les ouvriers) délimités par des règles, des chaînes, des lignes. Néanmoins l’entreprise n’est pas vécue comme un décor dramatique, bien au contraire. Elle est le lieu des confidences, de l’intimité, de la sensualité, voire même d’expression personnelle (cf. les modes d’emploi écrits par Pierre), de chorégraphies inédites et musicales, évoluant selon les individus. La crise conjugale déborde sur le travail effectué par Pierre. A son travail, Pierre est également en panne d’inspiration. Usé, il reçoit un premier avertissement. Moralité : du lit à l’usine ou de l’usine au lit il n’y a qu’un pas. Il convient de savoir faire chanter l’un et l’autre sans quoi le quotidien sera rigide et uniforme.

A travers La Course nue, Benoît Forgeard dessine l’entreprise à l’ère contemporaine, commandée par des sociétés virtuelles. Shy Telecom est une entreprise faite de bureaux anonymes qui "n’existent pas vraiment", de couloirs et d’espaces de transition… Denis Fraise et Fabrice Poulain-Valencienne, les représentants de Shy Telecom, ont des noms ridicules et pompeux. Créanciers envers qui Maud a une dette, ils sont chargés de récupérer leur argent. Mais loin d’être stigmatisés comme des méchants, ils vont paraître sous différentes facettes : ridicules, distingués, enthousiastes, pour devenir finalement des proches, des amis de l’héroïne. Maud, libérée de toutes contraintes, finit par choisir de quitter sa vie d’artiste et d’emprunter la voie royale de l’entreprise qui fait d’elle un super-héros moderne. Forgeard a l’art de renverser les attentes et de tordre les clichés. C’est par l’humour décalé qu’il décrit les nouvelles luttes des classes.

Plein Emploi de Thomas Oberlies est un docu-fiction futuriste où l’avenir ressemble doublement à un film d’horreur. Dans l’espoir de trouver un emploi, les jeunes assistent des personnes âgées dans l’accomplissement de leurs tâches (la retraite n’existe bien évidemment plus). Dans un premier temps, Plein Emploi décrit un monde salarié auquel "le jeune" a accès sur le mode du viager. Dans la deuxième partie, le jeune Miro assiste un chasseur de zombies, en attendant que celui-ci ne meure. Il apprend donc à tuer pour sauver sa peau, sa place… Le cinéma de genre permet lui aussi de décrire les tourments et les violences du monde du travail d’aujourd’hui, il a un réel pouvoir de subversion : c’est souvent en passant par les codes du film d’horreur que les cinéastes américains, par exemple, ont su le mieux critiquer leur société.

Donald James, 2010