La Course nue - Ateliers

Faux semblant

S’il est manifeste que le travail sur les différents paramètres de l’image (cadre, échelle de plan, champ/hors-champ, couleurs, lumière…) soit générateur de sens, la stylisation du jeu des comédiens est sur ce point un élément plus problématique puisque se joue sur lui une part importante de la réception du film par le spectateur.
En effet, un simple écart quant à l’appréciation courante de ce qu’est une diction "juste" peut créer un effet d’étrangeté voire de distanciation qui est parfois rédhibitoire quant à la « croyance » que le spectateur accorde au film. S’appuyant inconsciemment sur l’origine documentaire du cinématographe, la majeure partie des films produits propose une interprétation des comédiens de type naturaliste et instaure avec le spectateur un contrat de type réaliste.
Quelques cinéastes pourtant, tels que Robert Bresson, Jean Eustache ou actuellement Eugène Green, Bruno Dumont et Valérie Mréjen, conduisent leurs interprètes à imprimer des sonorités et un rythme particuliers à leur diction, pour leur donner ainsi une autre qualité de présence à l’écran. Le projet esthétique que ce geste traduit n’est pas uniforme, il peut s’agir d’une volonté de casser l’indentification pour souligner le fait que le film est avant tout une création artificielle, ou d’un désir d’outrepasser la psychologisation du jeu et des intentions des personnages, pour saisir une vérité plus profonde des êtres. Ces choix, forts et inhabituels, nous invitent à reconsidérer la place du comédien dans la fabrique du sens.

On pourra revenir sur la réaction des élèves au visionnage de ces extraits. Que provoquent les choix de directeur d’acteur quant à la réception du film ?
On retrouve chez Benoît Forgeard une volonté similaire qu’il peut être intéressant de questionner. Car si l’interprétation des comédiens, leur diction, l’accent donné à tel ou tel mot de toute évidence insignifiant ("Par RIB ? par RIB !") est l’un des moteurs du comique développé par le film, on peut aussi voir poindre derrière ces choix un des multiples masques qui émaillent le film.

On pourra revenir à ce propos sur la dernière scène du film (17:44 à 18:28) entre Sonny et son ami Bouba et chercher à travers la froide neutralité de leur échange à définir ce qui s’y joue réellement. Derrière un happy-end affiché, le couple n’a-t-il pas au final disparu, Maud n’étant plus qu’une image fugitive pour Sonny ? L’acceptation de cet état de fait – la disparition de l’être au profit du paraître - à l’image de la renonciation sans état d’âme de Maud à son projet personnel, ne trahit-il pas une déshumanisation que la direction d’acteur de Benoît Forgeard ne fait que mettre en évidence ?

Ce que parler veut dire

La Course nue nous présente le parcours d’une jeune femme qui ambitionne de devenir comédienne et qui en vient à sacrifier son art sur l’autel de la publicité, suivant en cela les traces du personnage de Denis Fraise, avouant lui aussi, au détour d’une phrase, avoir commencé par le théâtre avant d’en venir au marketing.
Près de 40 ans après la publication de La Société du spectacle de Guy Debord, le film de Benoit Forgeard réaffirme ainsi en sourdine que "la culture, devenue intégralement marchandise, doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire".
On peut cerner l’actualité de l’assertion à l’heure où les termes art et produit culturel sont devenus interchangeables, où un Ben, s’affichant dans le même temps dans les galeries et sur des encarts publicitaires, peut affirmer être "un cocktail, un peu Duchamp, un peu dada, un peu marketing".
On pourra à ce titre se référer à l’oscarisé Logorama, et revenir sur le Pop Art notamment en évoquant les liens que l’expression artistique a noués avec la réclame faisant ainsi état du fait que "la publicité est devenue le cœur de la culture populaire et même son véritable prototype" selon les termes de l’historien américain Daniel J. Boorstin.

On pourra aussi prolonger la réflexion en faisant le parallèle entre le discours tenu par Denis Fraise et Fabrice Poulain-Valencienne à Maud et le fait que les publicitaires se sont peu à peu emparés du vocable et des icônes de la révolte, mimant le geste de l’artiste ou du militant contestataire visant à une transformation radicale des réalités.
Cette (im)posture est autant liée à la volonté d’exister aux yeux d’un "cœur de cible" adolescent et volontiers rebelle qu’à la dialectique maligne de l’être (différent) et de l’avoir (la même chose que le voisin) sur laquelle fonctionne toute publicité. Elle amène progressivement à vider le langage de tout contenu, participant de ce fait à la dépolitisation des individus et à réitérer la servitude volontaire chère à Etienne de la Boétie.
Il sera à ce titre intéressant d’interroger la contradiction entre les affiches d’inspiration anarchiste qui ornent l’appartement de Maud et le fait que celle-ci accepte sans mot la proposition censément révolutionnaire et dérangeante de Shy Telecom et de revenir sur les diapositives présentées par Denis Fraise.
Nous sommes là au cœur du dispositif de Benoit Forgeard, celui-ci se jouant des postures et interrogeant sans cesse ce qui se cache derrière les masques, surtout lorsqu’on prétend à la plus parfaite mise à nu.



Bartlomiej Woznica, 2010