— Publié le 25/01/2023

Eden Springs

Laura Kasischke, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy

Éditions Page à Page, 2018, 178 pages, 18 €

 

Au printemps 1903, une communauté religieuse du Michigan éveille la curiosité avec ses maisons victoriennes, son verger luxuriant et son parc d'attractions ouvert à tous. Benjamin Purnell, le charismatique leader, promet la vie éternelle à ses adorateurs, en particulier aux belles jeunes filles. Comment expliquer alors qu'une adolescente ait été enterrée ?

Basé sur une histoire vraie, Eden Springs est enrichi de photos d’époque sélectionnées par Laura Kasischke.

Extrait

Q : Comment vous présentaient-t-ils les choses ?
R : Ils disaient qu’ils vivaient comme une seule famille que c’était le seul endroit où on pourrait connaître la vie éternelle ; il m’en ont parlé comme si là-bas, j’allais devenir immortel.
(Déposition de Harry Williams, note de Nichols en vue du procès)
Cora Moon devait s’occuper de la comptabilité, mais elle avait l’esprit ailleurs.
Le passé.
Un ciel.
Des mûres.
Elle se souvenait de les avoir cueillies sur un buisson, les avoir fait tomber une à une dans un seau.
Mais où était-ce ?
Ils ne connaissaient pas les mûres, ici. L’argent provenait des cerises, du raisin et des pommes. Un peu des pêches. Un peu des prunes. Des poires.
Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leurs semences sur la terre : et c’est ainsi qu’il en allait.
Elle posa son crayon, l’esprit attiré vers autre chose, un souvenir lointain. Un après-midi chaud envahi d’insectes, mais qu’il avait rendue heureuse. Elle était enfant. Le soleil émettait une lumière jaune pâle, qui se répandait dans le ciel comme de la peinture dans un verre d'eau. Dans les arbres au-dessus d'eux, les geais bleus voletaient de-ci de-là, piaillaient. Comme affairés à un ouvrage de couture.
Une robe de mariée. Un rideau.
Quand était-ce ?
Elle reprit son crayon puisque peu importe le lieu, peu importe la personne qu’elle avait été, tout cela n’était plus.
Et sa main. Cette main. C’était la main d’une vieille femme. Une vieille griffe étrange.
Était-ce encore la sienne ?
Cora rit d’elle-même, de cette pensée, mais cet éclat de rire sembla sec et lointain.
Personne ne souhaitait vieillir.
Personne ne souhaitait mourir.
C’était la religion de Benjamin. Sa vision. Le corps juvénile, la joie de vivre avec. L’idée avait frappé Benjamin un jour, avait-il raconté, comme l’éclair alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon :
La mort n’existe pas, avait dit l'éclair.
C’était le printemps, là aussi, et il y avait du bruit alentour. Des écureuils qui jacassaient. Des oiseaux qui jasaient. Il raconta qu’il laissa tomber son manuel de composition dans la boue avant d’être arrivé à l’extrémité du chemin de terre où il vivait avec sa mère - mais quand il retourna le chercher, aucune des pages n’était ne serait-ce que mouillée.
Pendant des années, il avait entendu le pasteur parler de l’enfer, dit-il, de la ruine à venir. Le feu, les vers, la poussière qui retourne à la poussière. Mais après l’éclair, en essuyant l’eau boueuse sur le dos de son manuel de composition, Benjamin comprit qu’il s’agissait de tout autre chose.
Il n’y avait pas de vie sans corps, sans corps dans le monde – ce corps, ce monde, ce chemin, cette pluie, cette singulière odeur de verdure portée par cette brise singulière. Ça n’était pas censé changer, mais se finir. D’un coup, tout lui apparut clairement sous un nouveau jour, et quand il en parla à d’autres, cela devint clair pour eux aussi. Pour beaucoup, autant qu’il s’en souvienne, c’était la première chose à laquelle ils aient jamais cru. Et pour croire, ils croyaient.
Cora elle aussi y avait cru. Cela expliquait tout de manière si charmante.

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Pour aller plus loin

Laura Kasischke est née en 1961 dans l’État du Michigan. Elle est l’auteure d’une dizaine de romans, dont Rêves de garçons, La Couronne verte, À moi pour toujours, qui a reçu le prix Lucioles des lecteurs en 2008, A Suspicious River et La Vie devant ses yeux, tous deux adaptés au cinéma, ou encore Esprit d’hiver, finaliste des prix Femina et Médicis étrangers en 2013, et lauréat du Grand Prix des lectrices de Elle 2014. Elle est également l’auteure d’un recueil de nouvelles, Si un inconnu vous aborde, ainsi que de poèmes, publiés dans de nombreuses revues, pour lesquels elle a notamment remporté un Hopwood Award et la bourse MacDowell. Sa poésie est traduite en français sous le titre Mariées rebelles.  Laura Kasischke enseigne l’art du roman à Ann Arbor et vit toujours dans le Michigan.

Céline Leroy est traductrice d’auteurs appelés à figurer longtemps dans le panthéon de la littérature américaine (entre autres Laura Kasischke dont le roman Eden Springs est paru récemment aux éditions Page à Page), de grands oubliés (Don Carpenter chez Cambourakis) ou d’essayistes féministes (en tête Rebecca Solnit, chez L’Olivier). Dans un entretien pour le blog Aires Libres en 2020, elle déclare : Je suis devenue traductrice à cause d’une passion pour la littérature, les langues et l’édition avant tout, et ensuite à cause d’une haine très enracinée de la hiérarchie, des horaires de bureau et des bureaux eux-mêmes. Être traductrice, c’est s’autoriser à jouir de sa misanthropie pour pouvoir être vraiment utile au collectif (et je me réjouis chaque jour de ce paradoxe). J’adore être un maillon de la chaîne du livre, participer au travail d’équipe qu’est la réalisation d’un livre tout en étant libre de mon temps et en limitant le nombre de personnes à qui je dois rendre des comptes (en général ça se résume à l’auteur, l’éditeur et moi-même).