— Publié le 25/03/2020

Du cinéma amateur à l’amateur en cinéma, par Valérie Vignaux

Le cinéma amateur auparavant réservé à quelques-uns est dorénavant massivement présent sur les réseaux de diffusion numérique où se trouvent tout autant des images anciennes, préservées par des cinémathèques régionales, que des bandes contemporaines, réalisées grâce à des techniques de plus en plus simplifiées. L’hétérogénéité des images et leur ampleur, traces d’une complexité croissante, forcent l’interrogation, quelles sont donc les raisons qui incitent des individus à s’emparer d’une technique pour enregistrer des images mouvantes de leur environnement proche ou d’eux-mêmes ? Vaste question, vraisemblablement sans réponse, mais qu’on peut toutefois approcher en observant quelques-unes des modalités du cinéma amateur dans son histoire.

> Le cinéma amateur

L’expression cinéma amateur recouvre nombre de procédés techniques ou de pratiques, associant dans un même vocable la prise de vues et la projection d’images, soit la caméra et le projecteur, deux opérations complémentaires mais néanmoins dissemblables.

Dans les faits, le cinéma amateur correspond à une démocratisation des usages à la suite d’une diminution des coûts d’utilisation, permettant ainsi au plus grand nombre, et non plus seulement aux professionnels, de s’y essayer.

L’ampleur du phénomène a conduit la tutelle publique à légiférer et celle-ci a considéré que le cinéma amateur, parce qu’il est le fait de « non professionnel » relève de la réglementation du cinéma "non" commercial, nous sommes donc en présence d’un "non" cinéma ou d’un cinéma défini par défaut. Or, ce rattachement institutionnel masque la diversité des pratiques, les personnes et les œuvres circulant d’un espace à l’autre, de l’amateur au professionnel, du commercial au non commercial et ce depuis les débuts du cinéma. Le cinéma amateur échappe donc aux définitions institutionnelles mais aussi aux caractérisations esthétiques, puisqu’on trouve parmi les œuvres de nombreux films de genre : policier, comique, etc. tandis que nombre de cinéastes dit professionnels ont emprunté aux amateurs, un de leur genre de prédilection, à savoir le film de famille. Et, certaines des caractéristiques visuelles des films amateurs, comme le flou, le bougé, les mouvements saccadés de caméra, constituent désormais des stéréotypes largement sollicités par les artistes. 

> Le cinéaste amateur

S’il s’avère assez restrictif de définir le cinéma amateur à partir de caractéristiques industrielles ou esthétiques, qu’en est-il des cinéastes amateurs eux-mêmes ?

Il apparait, contrairement à ce qui est communément admis, que ceux-ci ne sont pas exclusivement des pères de famille, issus des classes moyennes aisées, qui filment les premiers pas de leur enfant, les goûters d’anniversaire, les mariages ou les vacances familiales.

Si ce modèle est largement répandu, possiblement majoritaire, il tend à masquer les variations historiques et sémantiques qui ont accompagné la figure du cinéaste amateur tout au long du XXe siècle et ce jusqu’à aujourd’hui. L’amateur de la première génération, contemporain de l’invention du cinéma, est issu des classes aisées ; il emploie un matériel onéreux, identique à celui utilisé par l’industrie cinématographique car il n’existe pas encore d’appareil en format réduit.

Dans le mitan des années 1920, la commercialisation du format réduit, comme le Pathé-Baby, permet l’émergence d’un cinéma privé, familial. Mais les réseaux de distribution étant encore limités aux grandes villes, ces images sont toujours le fait des milieux aisés. C’est un cinéma de la jouissance, d’avant la crise économique, on y découvre des femmes élégantes, de luxueuses automobiles, les rires partagés entre amis, etc. Images auxquelles succèdent dans le courant des années 1930, celles réalisées par les classes moyennes à la suite d’une démocratisation des pratiques culturelles, encouragée par les instances associatives promues par le Front populaire. Ainsi, des années 1910 à la fin des années 1950, le cinéma amateur est une activité à forte plus value symbolique, valorisée soit parce qu’elle est le fait de quelques rares privilégiés, soit parce qu’elle participe d’un modèle de société.

Or, curieusement, à la fin des années 1950, on assiste à un renversement sémantique conduisant à la dépréciation du terme amateur. L’amateur en cinéma n’est plus celui qui aime et qui exerce sa passion, mais devient synonyme de malfaçon ou de dilettantisme.

Les films réalisés sont stigmatisés, leurs aspects formels moqués et ils sont dénigrés en raison de l’origine sociale supposée de leurs auteurs. Ces commentaires qui circonscrivent les pratiques aux œuvres produites en clubs vont durablement effacer les autres expériences liées au cinéma scientifique, d’exploration ou d’avant-garde. Pourtant, ce modèle économique et esthétique est celui que choisissent, à l’aube des années 1960, plusieurs cinéastes de la Nouvelle Vague qui pour des raisons financières tourneront en extérieurs avec des collaborateurs qui sont des intimes, parfois en caméra portée, et pour certains en ayant recourt au film 16mm, un format réduit. Toutefois, s’ils empruntent aux amateurs nombre de leurs procédés, ils briguent une reconnaissance professionnelle qui les incitera à développer des procédures de distinction, à l’instar de la Politique des auteurs. Ils contribuent de la sorte, à asseoir dans les discours, une dévalorisation des pratiques amateurs et ce jusqu’aux événements de 1968, lorsqu’ils participeront, pour quelques-uns, au renouveau d’un cinéma militant. Quelles sont donc les raisons qui ont conduit la postérité à ne retenir des amateurs que cette figure du cinéma des clubs ou des familles, issu des classes moyennes, déclaré conservateur dans ses sujets et dans ses formes, alors que nombre de pratiques distinctes ont cours, du début du siècle jusqu’à aujourd’hui, que cela soit en milieux enseignants, associatifs ou militants ? 

> L’amateur en cinéma

Le cinéma amateur comme le montre ce rapide récit rétrospectif, et pour reprendre la terminologie définie par Edgard Morin, est un objet "complexe". Il n’est pas exclusif d’une technique puisqu’on trouve des films amateurs en format standard ; un clivage technologique que le numérique a désormais rendu obsolète. Il n’est pas spécifique à un milieu social puisqu’on découvre du cinéma amateur dans tous les milieux y compris populaires. Ainsi, en inversant la proposition, en préférant à l’expression "cinéma amateur" celle d’"amateur en cinéma", on souligne qu’il ne s’agit pas simplement d’une technique, d’un secteur industriel et commercial, d’un ensemble socio-professionnel d’usagers ou d’une catégorie esthétique, même si tous cela est pertinent.

L’expression "amateur en cinéma" rappelle qu’il y a au préalable un individu qui par passion, tisse une relation singulière au monde, relation faite d’images mouvantes enregistrées, développée en marge des procédures industrielles qui sont celles du cinéma commercial.

L’amateur en cinéma a la particularité d’endosser une pluralité de fonctions, il est possiblement cinéaste, acteur, producteur et diffuseur, mais également spectateur de ses images. Multiplicité des rôles qui me paraît constituer une des caractéristiques essentielles de la pratique puisqu’on retrouve cet aspect dans les films de clubs, de familles, mais également chez les artistes ou les militants.

Or, paradoxalement cette figure éclatée est ce qui permet à l’amateur de s’affirmer comme singularité, puisqu’en interrogeant son rapport au monde par le regard, il se forge une identité et se constitue en individualité pensante et agissante. Enregistrer, regarder et donner à voir les regards portés sur le monde est une opération fondamentalement paradoxale car elle fait de soi un autre. La pratique qui agit sur la conscience même de l’amateur, influe aussi sur ses relations à autrui. Par l’entremise de processus d’auto-formation, liés à la maîtrise d’une technique, il approfondit ses connaissances au fur et à mesure des expériences de réalisation. Savoirs qu’il partage avec le groupe auquel il appartient que cela soit la famille immédiate, la communauté sociale ou artistique, instaurant de la sorte des relations collégiales ou simplement collectives. Processus d’apprentissage et d’échange qui reposent le plus souvent sur des dispositifs ludiques déployés à la prise de vue, au montage ou lors de la projection, et s’ils existent aussi dans le cinéma commercial, ils y sont le plus souvent subordonnés aux exigences et aux contraintes financières. 

L’emploi de la caméra lui permet en effet, de réduire la distance avec le monde, au sens où l’enregistrement des regards et leurs conservations en images animées, indéfiniment projetées, confère l’illusion que celui-ci cesse d’échapper en faisant de l’espace public un espace privé.

L’amateur en cinéma est en relation avec autrui pourtant il paraît privilégier les configurations où il opère seul ou avec peu de collaborateurs. L’amateur en cinéma, en déjouant les usuelles hiérarchies, qu’elles soient professionnelles, sociales ou esthétiques, rend patentes les normes dans lesquelles nous évoluons, il crée de cette façon une position décalée, paradoxale, indispensable à ceux qui souhaitent continuer à inventer.

Valérie Vignaux, présidente de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, enseignante-chercheure à l’Université de Tours, a publié ou rédigé une dizaine d’ouvrages dédiés au cinéma français. Elle poursuit des recherches pour un ouvrage d’anthropologie historique portant sur les usages non commerciaux du cinéma en France : amateurs, éducateurs et militants. Valérie Vignaux est actuellement professeure en études cinématographiques à Normandie Université à Caen.