Plein emploi - Analyse de séquence

Massacre en open-space

Oberlies et Vogel ont parfaitement retenu les leçons du Zombie (1978) de George Romero : une fois le cadre social et politique strictement délimité, le zombie apporte immédiatement aux images une dimension critique et satirique. Là où George Romero prenait pour cadre un supermarché comme métaphore du capitalisme et de la société américaine, Oberlies et Vogel lâchent leurs zombies dans l'open-space d'une entreprise.

Les zombies font-ils peur ?

Dans cette séquence, Oberlies et Vogel accumulent exécutions de zombies et effets gores, avec une jubilation évidente. C’est que le gore est d'abord une fête sanglante et carnavalesque. C'est une façon de rire et de défier la mort, comme dans cette scène du Zombie de Romero où les monstres deviennent la cible d'une bataille de tarte à la crème. Le film de zombie évolue ainsi sans cesse entre l’horreur que provoque le cadavre ambulant, et la farce.
Depuis Thriller en 1983, le clip réalisé par John Landis sur la chanson de Michael Jackson, le zombie est devenu une figure familière de l’imaginaire adolescent, à tel point qu’on peut le voir comme une métaphore d’un adolescent perpétuellement affamé, tout à la fois gauche et survolté. Le zombie partage aussi avec l’adolescent un côté « rebelle sans cause », pour reprendre le titre original du film de Nicholas Ray dont le titre français, La Fureur de vivre, pourrait aussi bien s’appliquer aux zombies.
Si les créatures de Thriller se voulaient encore effrayantes, les zombies de Plein emploi sont d’abord des marionnettes grognantes qui apparaissent pour être aussitôt mise en pièce, des façons les plus diverses et si possibles amusantes, dans des geysers de sang. C’est moins du sang que du rouge, comme dirait Godard dans A bout de souffle. Les deux cinéastes allemands respectent un plaisir du cinéma gore qui est celui de l’effet spécial, du bruitage grotesque, et du maquillage très artificiel et codifié. Jouant à fond la carte du gore grand-guignol, les cinéastes surenchérissent au fil de la séquence, jusqu’à la chorégraphie martiale de Schulze sur une musique de western. Pas de doute, on est ici pour se faire plaisir et pas pour se faire peur.

Le déluge d'images sanglantes contraste avec le calme de Janssen consultant le plan des bureaux et le sérieux appliqué de Miro poussant le fauteuil de l'infirme. Plein emploi tire une grande part de ses effets comiques de ce contraste. En ce sens, il s'inscrit dans la tradition burlesque de Buster Keaton qui restait imperturbable, même dans les situations les plus apocalyptiques. Ce comique s'exerce également sur la figure de Schulze. Son apparence est celle d'un fonctionnaire, que l'on imaginerait derrière un bureau, mais ses actes et sa gestuelle sont ceux d'un mercenaire rompu aux méthodes de combat les plus violentes. George Romero avait déjà usé d'effets analogues dans Zombie puisque l'un des morts-vivants était un bonze, donc un adepte de la non-violence et de la réincarnation.

Victimes et bourreaux

Mais les zombies ne sont pas là juste pour nous faire rire. L'imaginaire du film d'horreur est convoqué au service d’une véritable satire politique. On assimile souvent les capitalistes à des vampires suçant le sang des travailleurs. Mais ici les suceurs de sang, croqueurs de viscères, bien que dérangeants et répulsifs, sont plutôt placés en position de victimes que de prédateurs. Les employés zombies se font éliminer comme les victimes d'un plan social sauvage. Lorsque le sang d'un zombie éclabousse l'affiche du programme "Arbeit für Alle", il s'agit d'un plan ayant valeur de tract. C'est comme si le film résumait son sujet.
Pas d’espoir pour le travailleur précaire : affamé et corvéable à merci pendant sa vie « naturelle », il est purement et simplement éliminé lorsqu’il devient un mort-vivant. On peut voir ainsi dans cette « nuit des travailleurs précaires morts-vivants », une insurrection spontanée, vite réprimée par les forces de l’ordre. L'image de la stagiaire, au sommet d'un empilement de bureaux, assiégée par ses collègues, marque l'apogée de la séquence. Les entreprises sont le théâtre d'une lutte pour la survie aux fondements archaïques.
Le reportage télévisé et son optimisme truqué reprend alors ses droits comme l’annonce le retour de la musique par laquelle débutait le film. Mais le spectateur n’est plus dupe. 

Dans cette séquence, tout est affaire d'équilibre entre les genres convoqués. La chorégraphie martiale de Schulze sur une musique de western rappelle le cinéma de Quentin Tarantino, qui n’hésite jamais à surprendre le spectateur en "mixant" les genres cinématographiques. Ainsi, malgré sa dimension humoristique, c'est en restant sanglant et ultra-violent que Plein emploi nourrit sa critique sociale. Ce faisant, Oberlies et Vogel prouvent se placent en dignes héritiers des cinéastes de films d’horreurs politiques comme George Romero et John Carpenter.

Stéphane Du Mesnildot, 2010