L'Émigrant - Compléments

Deux textes sur L’Émigrant témoignent de l’admiration que, parmi d’autres intellectuels, les surréalistes français vouèrent à Charlie Chaplin dès les débuts de sa filmographie :

1/ Philippe Soupault dans la revue Littérature, août 1919:

« Le roulis et l’ennui bercent les journées. Nous avons assez de ces promenades sur le pont : depuis le départ, la mer est incolore. Les dés que l’on jette ou les cartes ne peuvent même plus nous faire oublier cette ville que nous allons connaître : la vie est en jeu.

C’est la pluie qui nous accueille dans ces rues désertes. Les oiseaux et l’espoir sont loin. Dans toutes les villes les salles de restaurant sont chaudes. On ne pense plus, on regarde les visages des clients, la porte ou la lumière. Est-ce que l’on sait maintenant qu’il faudra sortir et payer ? Est-ce que la minute qui est là ne nous suffit pas ? Il n’y a plus qu’à rire de toutes ces inquiétudes.

Et nous rions tristement comme des bossus. »

2/ Louis Aragon dans la revue La Révolution surréaliste, octobre 1927 :

« Tout ce qu’il a dans sa poche, moralement, c’est justement ce dollar de séduction qu’un rien lui fait perdre, et que dans le café de L’Émigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n’est peut-être qu’une apparence, facile à tordre d’un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusée, mais qui permet que pendant un instant l’on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme “ merveilleuse ” dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C’est ainsi que l’œuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu’elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. (…) Nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l’autorité, l’examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l’entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de la Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c’est l’ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d’abord le misérable complet du vagabond, sa canne, Charlie Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu’à ce sourire effrayé. Malgré quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours en anglais comme en français a redonné force à cette expression courante : dog’s life, une vie de chien. »

Auteur du dossier : Jean-François Buiré, 2010.