L'Émigrant - Analyse de séquence

Une pièce tragi-comique

 « La dernière moitié [de L’Émigrant] est habilement construite autour d’une pièce de monnaie fuyante, ce qui représente l’un des plus longs développements d’un incident comique qui ait jamais été tenté à l’écran et qui, pourtant, est traité avec un tel art que chaque moment en semble naturel et spontané », écrit Théodore Huff dans Charlie Chaplin (Gallimard, 1953).

La seconde partie de L’Émigrant se structure en effet autour d’une seule pièce de monnaie. Mais le contraste entre la modestie de la valeur financière absolue de cette pièce et l’importance dramatique qu’elle acquiert à l’échelle du film dit bien qu’il ne s’agit pas d’une simple péripétie habilement dilatée.

La virtuosité de cette séquence n’est pas une fin en soi, et d’ailleurs elle diffère de celle qui est à l’œuvre dans les comédies réalisées par Chaplin à la même époque. Les jeux d’équilibrisme de la première partie du film, et la présence de deux musiciens tout au long de sa seconde partie, peuvent laisser attendre une de ces grandes chorégraphies finales qui caractérisent les films de Chaplin distribués par la Mutual, et qu’on retrouvera dès sa réalisation suivante, Charlot s’évade. Or, dans ce film atypique qu’est L’Émigrant, point d’apothéose corporelle, ni de ces folles courses-poursuites auxquelles Chaplin avait habitué ses spectateurs. C’est à une autre circulation que nous allons assister, celle de l’argent, moins corporelle, plus abstraite, mais à l’enjeu très concret : dans un monde où dix cents manquants justifient un passage à tabac, les arabesques d’une pièce de monnaie et les conséquences que son absence peut susciter ne sont pas à prendre à la légère. Il n'est pas étonnant que Chaplin ait été très tôt soupçonné de sympathie pour la révolution soviétique. Karl Marx aurait sans doute prisé l’attention continue et le matérialisme scrupuleux dont, tout au long de cette séquence, Chaplin fait preuve à l’égard de la monétarisation des relations sociales : aucun gag hétérogène ne vient en détourner le cours.

Nous n’en commenterons que quelques traits saillants :

- primo, l’attitude de Charlot semble déraisonnable lorsque, pour temporiser l’addition fatidique, il alourdit celle-ci en passant une nouvelle commande, soi-disant pour Edna. Il ne fait pourtant qu’appliquer la funeste loi américaine de ce que l’on n’appelait sans doute pas encore en 1917 la « spirale du surendettement ».

- secundo, l’expression de haine de Charlot à l’égard du pauvre hère soupçonné d’avoir récupéré la pièce qu’il avait lui-même trouvée sur le trottoir souligne la façon dont une notion subjective — la propriété d’une pièce de monnaie qui, en réalité, n’appartient à personne en particulier — fait des individus des ennemis objectifs. Fût-ce en miniature, ce sont les conditions d’existence du struggle for life que Chaplin démonte sous nos yeux : une compétition sociale sans doute universelle, mais que seule l’Amérique a érigée en principe.

- tertio, et cela contribue à l’absence de chorégraphie corporelle, la disparition de la pièce fait perdre à Charlot tous ses moyens physiques. Une dérisoire simulation de boxe, de courtes allées et venues avortées ne lui sont d’aucun secours : lui d’ordinaire si véloce, si acrobate voit son corps défaillir. Il n’est plus que le fantôme de son agilité habituelle. Face au Dieu dollar que vénère l’Amérique, le corps ne peut pas tout, semble reconnaître Chaplin. Il y va d’autres circonvolutions, d’une autre forme de ballet que Charlot, en fin de compte, apprend à danser, à la faveur de l’extraordinaire tour de passe-passe qu’il opère avec la monnaie de l’artiste. Bien que peu fasciné par l’argent en lui-même, le cinéaste deviendra un gestionnaire avisé de sa propre fortune. Trente ans après, il en donnera le reflet sardonique dans Monsieur Verdoux, montrant dans ce film, comme il l’avait déjà fait en réduction dans L’Émigrant, la fragilité du pouvoir fondé sur la détention d’un argent dont la seule vocation est au mieux de circuler, au pire d’être perdu ou volé.

Auteur du dossier : Jean-François Buiré, 2010.