Vincennes la nuit

Avant son long-métrage remarqué, L'Epoque, sorti en 2018, Matthieu Bareyre nous invitait à partir en immersion dans les arcanes de l'Hippodrome de Vincennes avec son premier documentaire, le moyen-métrage Nocturnes. Accrochez-vous, "ça cravache".

S'il est un film qui explore l'idée du territoire et de ceux qui le parcourent au cinéma, c'est bien Nocturnes de Matthieu Bareyre. Le film s'ouvre sur un très lent panoramique vertical, interrogeant tout d’abord les cieux nocturnes puis des arbres sombres avant de s’installer sur la route le long de l'hippodrome de Vincennes. Surgit alors un deux roues qui déchire littéralement la nuit électrique de ses phares et fait rentrer le film dans le monde sonore. Nocturnes est un film de failles, de déchirement abruptes, très graphique, jouant sur un montage sonore très cut, et ce plan d’ouverture donne le ton. Matthieu Bareyre va circonscrire son territoire filmique en multipliant les points de vue : piste de course, écrans  de pixels, de jockeys et de chevaux, cameras glissant silencieusement sur des câbles…

Vincennes la nuit, c’est du grand spectacle sans spectateur, une énorme machine à fabriquer des images pour le monde extérieur. Ce que le réalisateur saisit avec une acuité confondante, c’est la beauté sidérante de ce grand vide. Vide, mais pas complètement puisque les jeunes parieurs Medhi, Jimmy, Safir et Kader s’approprient le lieu, le faisant résonner de leur cris véhéments à chaque course, tandis que Matthieu Bareyre resserre son film autour d’eux, s’autorisant de longs plans fixes, se faisant même oublier d’eux. Le champ de course, les voitures avec caméras embarquées qui tournent sans fin, la musique d’ambiance sordide, les hurlements et la gestuelle des jeunes hommes qui semblent reproduire à chaque départ de course les mouvements des corps, les coups de cravache des jockeys, leur novlang sous la lumière blafarde de la salle de pari, le film cartographie, épingle à la manière d’un entomologiste le territoire de l’hippodrome de Vincennes.

Spectacles dans le spectacle, images dans l’image, Nocturnes ne se place pas vraiment à distance, mais ne juge pas non plus, donnant à voir au travers de ces incantations rituelles un matériau brut, de l’humain tel quel, laissant au spectateur le choix du malaise, de l’incompréhension ou de la beauté pure de la nuit cinégénique. 

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Extrait du documentaire de Matthieu Bareyre.

Après des études en philosophie, et un passage par la critique de cinéma (pour Critikat, Vertigo et Débordements), Matthieu Bareyre se lance en 2012 dans la réalisation de son premier flm, le moyen-métrage Nocturnes.

A propos du film :
Toutes les semaines, l’hippodrome de Vincennes, dont les nocturnes sont manifestement peu fréquentées, devient le royaume d’une poignée de jeunes hommes que Matthieu Bareyre filme pendant un an et demi. « Je suis en train de regarder mon poulain voler ! » : dans la splendeur cinégénique de la nuit et le sillage de la célérité des chevaux, Mehdi, Jimmy, Safir et Kader investissent le lieu déserté. Intégrant d’emblée le système de caméras et de moniteurs de l’hippodrome à son travail sur l’image, le cinéaste s’écarte d’une sociologie attendue (le désœuvrement d’une certaine jeunesse) pour interroger la relation au spectacle. Devant si peu de public, les courses semblent réduites à leur médiatisation – à l’opium du peuple que constituent les paris. Mais même baignés dans une déprimante musique d’ambiance, les jeunes hommes ravivent cet espace, s’y taillent une liberté inédite. Le montage rend avec subtilité la circularité répétitive de leur rite, mais il nous amène aussi à accommoder notre regard et notre écoute à une exaltation d’abord vue comme une simple échappatoire. Entre discussions sur les marques de portables et impression que les spectateurs font corps avec les chevaux, Nocturnes fait de ces rendez-vous hebdomadaires une forme discrètement subversive. Les crieurs survoltés refusent le profil bas d’un bonheur moyen dont les moins fortunés d’entre nous sont aujourd’hui priés de se satisfaire.
Source : Charlotte Garson - www.cinemadureel.org