— Publié le 22/03/2022

Morceaux choisis 1 – #3 Récits de la 15e édition des mille lectures d'hiver

Ciclic a demandé à Aurélien Lemant d'éditorialiser les « carnets de route » de la 15e saison, si particulière, de mille lectures d'hiver ; il vous invite à en vivre la réalité intime. Aurélien Lemant est écrivain, metteur en scène et aussi comédien. À ce titre, il a lui-même été l’un des comédiens-lecteurs des mille lectures d’hiver. C’est dire s’il connaît l’aventure ! Ciclic vous propose de découvrir ici le troisième épisode de la série...

Morceaux choisis 1

« Il n'est aucun genre de familiarité qui tienne bien longtemps dès qu'il s'agit de l'exprimer sur un lieu de travail.  »
Julie Douard, in Augustin Mal n’est pas un assassin


On l’oublie sans doute un peu. Et puis ce n’est pas cela qui compte pour l’auditoire. Mais la personne qui vous lit des extraits d’un livre pendant les Mille Lectures d’hiver vient d’abord travailler. En dépit des sourires et des promiscuités du regard ou bien du mot abandonné – qu’il soit lu ou chuchoté – comme s’il n’était prononcé qu’à l’attention de notre propre cœur, la lecture reste affaire de mission, de labeur, de plein emploi de celui qui lit. C’est technique et c’est précis, quand bien même la technicité et la précision ne se mesurent pas sur d’exacts potentiomètres d’un lecteur de métier à un autre. Et chaque lecture d’un même texte par un même professionnel diffère, dans son régime énergétique, sa gestion des souffles, sa conscience du sens, sa mémoire des répétitions, son écoute du public, sa supervision du corps et de la voix, son économie des émotions, et ainsi de suite, d’une date de la tournée à celle d’avant / d’après. 

« Cet après-midi-là, le lecteur a abordé la lecture dans une construction quelque peu mentale, de tête et de gorge dirons-nous, ce qui bien sûr est toujours un angle plus métallique, plus dur, moins fluide » analyse François de sa propre approche à l’instant T du livre qu’il lisait. Cette introspection, à califourchon entre poétique personnelle et autoévaluation cryptique, échappe à toute tentation de contrôle corporate, ni même corporel : le comédien est un monde à lui seul, le livre également, le public en fabrique un troisième en écho, alors que dire de cette collection d’images et de sensations physiques isolée comme un radeau sans mât, une presqu’île coupée de la grande terre par un tsunami ?

« Quand la lecture est engagée, quand la lecture n'est pas dans l'ordre d'une narration ou l'on suit les aventures d'un personnage, alors on peut dire que ce sera difficile à l'accueil – peut-être, car il ne faut pas juger trop vite les gens. » Cela aussi, c’est une question d’expertise : non pas savoir livrer une estimation de la situation, mais au contraire se souvenir de ce que tout calcul est vain face à l’auditoire, car nul ne sait de quoi est fait l’imaginaire de l’autre. Lire en aveugle, en se raccrochant à l’extrême, à l’ultime écoute, d’un public qui ne bronche pas, ou si peu. Ecouter ce silence sur lequel, dans lequel, épanouir les paragraphes d’une Julia Deck, d’un Laurent Binet, d’une Rhéa Galanaki, une Tanya Tagaq, qui d’autre encore ?

Pierre raconte : « L'écoute était dense et j'ai aimé la première phrase, venue d'un monsieur, au moment de l'échange : "Mais, dans le fond, c'est de la poésie que vous nous avez lue ?". Et la conversation partit sur cette phrase. Certains avaient entendu, pendant ma lecture, de la poésie et d'autres : une histoire ! » Aussi, qu’importent la narration, l’incarnation, la teneur des dialogues et l’entrée des protagonistes ou leur absence remarquée, si chaque membre du public, bras, jambe ou tête, croit avoir perçu des œuvres réchappées de registres, de rayons et de catalogues diamétralement opposés dans les étages de chaque bibliothèque mentale ? « C’est là le thème central de ce roman : qu’est-ce que la réalité ? » demande Sarah.

Au fond, ce qui compte bien davantage, Bryan le dit, c’est la « discussion d'après lecture. C'est là qu'on découvre un peu la personnalité des gens. J'aime toujours ces moments où on sent chacun un peu troublé, cherchant ses mots. » Cherchez. C’est sans aucun doute durant ce temps fort que les auditeurs se mettent le plus à œuvrer à leur tour, rejoignant la condition du travailleur ou de la travailleuse d’en face : l’homme au livre ouvert, la diseuse d’aventures. Leur tâche, c’est aussi de nous mettre en condition, de nous mettre en besogne.

C’est un travail de joie ! Bryan le rappelle : « Ce petit auditoire un peu lassé par le contexte [des interdictions reconduites, des confinements successifs, des annulations intempestives], un peu abattu, semblait tout de même revigoré après la lecture. » D’autant que, comme l’ont évoqué ailleurs et plus tôt d’autres lecteurs publics, en cette année 2021 les gens, et Benoît l’affirme ici, ont « l’impression d’être des résistants ! Oui, c’est drôle ! » Oui !

Oui. Tout a été bouleversé.

Tout.

Aussi demeure la question, qui ne s’applique pas qu’aux littératures lues le temps d’un hiver, qui ne se circonscrit pas à un moment d’échange avec un étranger, aussi chaleureux et passionnés ce moment et cet étranger fussent-ils :

Qu’est-ce que la réalité ? 


Fin du troisième épisode.

Les parutions à suivre s’inspirent directement des carnets de route des lecteurs-comédiens des Mille lectures d’hiver. Leurs contributions figurent en caractères gras italiques. Pour la richesse de leurs récits, remerciements à Boris Alestchenkoff, Mélissa Barbaud, Ulysse  Barbry, Bénédicte Bianchin, Sylvie Boivin, Adrienne Bonnet, Coraline Cauchi, Yvan Chevalier, Jean-Christophe Cochard, Fabienne Courvoisier, Bruno De Saint Riquier, Caroline De Vial, Thierry Debuyser, Isabelle Destombes, Pierre Fesquet, Françoise Forêt, Stéphane Godefroy, Richard Graille, Tiphaine Guitton, Sarah Haxaire, Nathalie Kiniecik, Baptiste Kubich, Leïla Lemaire, Martin Lenzoni, Yann Lheureux, Thomas Lonchampt, Benoît Marchand, Marion Maret, Antoine Marneur, Danièle Marty, Laure Pasques, Julien Pillot, Lélio Plotton, Bryan Polach, Anne-Elisabeth Prin, Ismaël Ruggiero, Guy Frédéric Schwitthal, Marion Souillard, Anne Trémolières, Elise Truchard ainsi qu’à tous les accueillants et leurs invités.