— Publié le 03/11/2022

Albanie Fournier, journal, 22 août – 31 août 1893 : Thomas Giraud dans les pas d'Alain-Fournier

Au printemps 2021, la quatrième et dernière étape de la résidence itinérante de Thomas Giraud le mène à la Maison-école du Grand Meaulnes à Épineuil-le-Fleuriel (18). Il découvre ainsi le lieu où vécut le jeune Henri-Alban Fournier de 1891 à 1898 avec ses parents instituteurs, lieu que l'on retrouve au début de son roman Le Grand Meaulnes. En attendant la rencontre prévue en avril 2022 pendant laquelle l'auteur proposera un temps de restitution de sa création, Ciclic vous dévoile dès maintenant le dernier opus de cette magnifique série, Albanie Fournier, journal, 22 août – 31 août 1893.

Au printemps 2021, l’auteur Thomas Giraud a parcouru la région Centre-Val de Loire, dans des lieux associés à quatre figures du patrimoine littéraire : le Musée Marguerite Audoux à Sainte-Montaine (18), le Musée Balzac – Château de Saché (37), la Maison-école du Grand Meaulnes et la Maison natale d’Alain-Fournier (18), ainsi que l'Association des amis de Michèle Desbordes (45). Chacune de ces courtes résidences a suscité l'écriture d'un texte, qui fait l'objet d'une restitution par l'auteur, dans chacun des lieux. Rendez-vous le 16 octobre à Orléans pour Descendre la Loire, autour de Michèle Desbordes, et le 17 octobre au Musée Balzac – Château de Saché (37) pour un temps de partage de son texte L'avis du couturier Jean. Les rencontres au Musée Marguerite Audoux et à la Maison-école du Grand Meaulnes auront lieu en avril 2022. Quatre univers, tels qu’il se les imagine, quatre courtes fictions, à retrouver sur le site livre.ciclic.frUn projet soutenu par le réseau Écrivains au Centre et Ciclic-Centre Val de Loire.

Albanie Fournier, journal, 22 août – 31 août 1893.

Mardi 22 août 

Debout à 7h. Le ciel est clair mais l’été se termine, les chaleurs suffocantes sont derrière nous. Cet été fut le plus chaud que nous ayons connu depuis que nous vivons à Epineuil, comme si les vents brûlants de la plaine de la Limagne étaient remontés jusqu’ici et étaient restés emprisonnés. J’attends avec impatience l’arrivée de l’automne, la seule saison supportable dans cette maison.

Une fois la préparation des repas achevée, j’ai passé la plupart du temps dans le petit salon rouge, attendant que la matinée et l’après-midi s’écoulent. J’ai permis à Henri de venir y lire pendant que j’y étais. Il continue de faire dans sa chambre une chaleur qui semble pouvoir faire flamber la poussière et qui donne à l’air une odeur étroite, robuste, fine et mesquine qui empêche de respirer. Partager cet espace, ma pièce, en dehors de la période exceptionnelle de Noël me coûte un peu mais ce n’est pas sans intérêt que j’observe cet enfant grandir et gagner en concentration. Il sait que sa place dans cette pièce ne tient qu’à son silence. Il y est donc très sage.

J’ai débuté la préparation de la rentrée scolaire. L’adjoint qui aidait Augustin est parti pour Bourges mais m’a laissé quelques notes sur la façon dont il procédait. J’aurais préféré écrire d’autres choses que ces cours mais je m’en sens incapable. L’envie d’écrire est là, le désir plus exactement. Cependant je suis sans force. Beaucoup me coûte sans que je ne sache parfaitement la raison de cette lassitude : le climat, cette fatigue inexplicable qui ne me quitte pas depuis des semaines. Mais la fatigue ne peut sans tautologie expliquer la lassitude. 

Mercredi 23 août 

Lever à 6h30. J’ai été réveillée par le trille des martinets. Il va y avoir de l’orage. C’est ce qui les a mis dans le ciel de si bonne heure. Comme eux, je devine depuis hier que la pluie arrive. Le jardin a besoin d’eau. Cette pluie sera salutaire sinon nous aurons des pommes et des poires bien sèches.

Toute la journée, les nuages se sont accumulés par couches. Du blanc ils sont passés au gris, au violet mais pourtant pas une goutte n’est tombée. Henri a continué, malgré la chute des températures qui a rendu sa chambre sous les toits plus agréable, à venir dans la pièce rouge. Je n’ai pas eu le courage de l’en empêcher mais je l’ai prévenu que le cours normal des choses allait reprendre et qu’à partir de demain j’aurais à faire, j’aurais besoin de calme et que les règles devaient reprendre leur usage. Ce salon rouge est comme une partie de moi et doit le demeurer. Henri s’est installé sur la table où d’habitude je fais mes travaux de couture. Il manipule l’herbier entamé cet hiver. Il a écrit patiemment sur un cahier, en face des feuilles séchées, le nom de l’arbre d’où viennent ces feuilles. 

Jeudi 24 août 

Debout à 7h. Le grand événement de la journée, c’est qu’une pétition circule en ville. Il semblerait qu’un certain nombre de personnes s’opposent à ce que je prenne la suite de l’adjoint Hubert. Une poignée d’hommes semble trouver inconvenant qu’une femme soit chargée de l’éducation des jeunes garçons du village. Je ne connais pas le détail de la pétition ni même sa réalité, si ça se trouve ce ne sont que des commérages. Augustin n’en sait pas davantage mais ça ne l’a pas empêché d’être en colère toute la soirée. Il n’est pas parvenu à lire le journal, il a tourné en rond entre le salon et la cuisine, s’est agacé, s’est levé de table tant de fois qu’il a donné l’impression de ne jamais y être, a trouvé que le vin piquait, que les pommes de terres avaient mauvais goût. Une fois que les enfants ont été couchés, après qu’il les a sans raison, ou alors pour des vétilles, et à plusieurs reprises, copieusement grondés, il s’est emporté contre tous ceux qui à travers cette pétition, selon lui, ne cherchaient qu’une chose : lui faire du mal. Il n’a pas eu l’air de se soucier beaucoup de ce que je pensais. Pour lui c’était une affaire politique, une question républicaine, et donc une affaire entendue. Il voyait très bien « les coquins », selon ses mots, qui menaient ce combat d’arrière-garde. Quand je lui ai dit que cette pétition ne me faisait pas grand-chose, il a presque semblé surpris que je puisse avoir un avis. Il ne m’a rien répondu ; il a seulement lissé ses moustaches entre le pouce et l’index de sa main droite. 

Vendredi 25 août 

Lever à 7h. Il a plu toute la journée. J’ai rangé et nettoyé la maison jusqu’à très tard. 

Samedi 26 août 

Lever à 7h15. La maison était encore endormie quand je suis sortie faire quelques pas dans le jardin avant de préparer le café. La température est plus fraiche et j’ai dû mettre sur mes épaules une petite laine. J’ai enfilé le tricot que je n’ai pas encore tout à fait achevé. Il reste quelques framboises et fraises remontantes que j’ai cueillies pour Isabelle et Henri. Je les mettrai de côté sinon je suis sûre que leur père les mangera sans se soucier de la raison pour laquelle les framboises et les fraises sont arrivées dans la maison. Il n’ira pas imaginer qu’elles sont arrivées là par magie mais se contenter de cette agaçante évidence : il y a des fraises et des framboises dans la maison, il va donc les manger. Je suis peut-être un peu injuste avec lui. Tout le monde ferait peut-être de la même façon.

J’ai avancé mentalement dans le roman que je voudrais écrire. Mentalement seulement car tout ce qu’il faut faire dans la maison et les nécessités économiques du travail me contraignent de toujours repousser à plus loin le moment de m’y mettre. Il ne s’agit pas seulement de procrastination de ma part mais bien d’empêchement. Je ne sais si mon esprit dépérit. En irait-il différemment à Paris ? La ville, ses mouvements, ses incitations et ses tentations me manquent mais c’est surtout tout ce que je dois faire pour la maisonnée, chaque instant, chaque minute, qui m’afflige. J’ai l’impression que ce temps volé a confisqué également ce que je savais faire auparavant. Il me prend l’idée, la technique mais aussi les règles, méthodes et usages patiemment appris. Mes mains sont plus lourdes sur le piano et j’entends bien que je peine, que j’accroche des notes et en oublie certaines dès qu’il s’agit de jouer autre chose que des petites comptines rassurantes. J’oublie le rythme des alexandrins et je me sens bien en peine de pouvoir réfléchir correctement, penser avec rigueur. Je voudrais mettre mon cœur en paix et cherche dans le quotidien des ruses pour profiter d’être ici, avec mes enfants, tout en maintenant éveillée la curiosité qui ne trouve, ici, en ce moment, pas grand-chose pour se mettre à l’épreuve.

J’ai passé l’après-midi dans le salon rouge. J’ai relu les courriers que m’ont envoyés A. et C. pour comprendre ce qu’elles disaient de l’évolution de la forme des cols des robes cette saison à Paris. Elles ne disent pas tout à fait la même chose et leurs nuances me tracassent. S’agit-il véritablement de deux visions différentes ? Ou bien est-ce un défaut dans l’expression de l’une ? De l’autre ? Ou pourquoi pas des deux ?

Henri a pensé qu’il pouvait prendre des habitudes dans ma pièce et cette fois je lui en ai refusé l’accès. Il m’a fait une scène en me disant que puisqu’il en était ainsi, sa chambre me serait interdite et il s’est plongé dans un solide mutisme qui s’est poursuivi par des regards noirs, par en-dessous, pendant le dîner et au moment du coucher. 

Lundi 28 août 

Lever à 7h mais réveillée depuis 5h par une insomnie. Je suis descendue dans le salon rouge en attendant que le jour se lève. Il se lève de plus en plus tard, l’automne s’approche. Je suis lasse d’être celle que tout le monde voit comme forte et en même temps originale. Je voudrais que l’on puisse percevoir, au moins Augustin, que ceci n’est qu’un artifice, une manière de tenir. Au lieu de ça, il compte sur moi, sans cesse, pour que je le rassure, que je sois admirative de ce qu’il entreprend ou au contraire réconfortante pour ses angoisses. Hier soir, il a évoqué de nouveau la pétition. Il semblerait qu’elle ait réuni une cinquantaine de signatures et il continue de la voir comme signifiant qu’à Epineuil cinquante personnes sont contre lui.

Dans l’après-midi, une des dernières de libre avant la rentrée des classes, Henri a accepté d’emmener sa petite sœur Isabelle dans une de ses explorations qui le voient revenir avec des têtards, des couleuvres, ou des fruits tombés. Cette fois, ils sont rentrés les mains vides mais Isabelle était griffée sur les bras, sur les jambes et la bouche barbouillée du noir des mûres qu’ils sont allés cueillir. Ils m’en ont gentiment gardées quelques-unes. 

Mardi 29 août 

Debout à 6h30. Augustin est parti à la préfecture pour lire la pétition. Il a fallu lui préparer de quoi se nourrir pendant le voyage et inventer quelque chose à dire aux enfants pour ce déplacement imprévu de leur père. Augustin est si nerveux depuis trois jours que tout ce qui l’entoure de près ou de loin semble atteint, rendu aigre, mauvais. Cette journée sans lui nous rendra la vie un peu plus agréable et j’espère lui permettra de passer à autre chose.

Les enfants sont allés jouer dans le jardin toute la journée. J’ai écrit à S. Je lui ai parlé de ce roman que je voudrais pouvoir écrire. Lui en dire quelques mots dans cette lettre c’est débuter finalement l’écriture proprement dite. J’ai eu l’impression que certaines idées, tout à coup, sur le papier à lettres, étaient bien inintéressantes et que certains points auxquels je n’attachais pas d’importance se révélaient beaucoup plus complexes à écrire.

Augustin n’est pas encore rentré de Bourges. J’ai décidé de dormir dans le salon rouge afin de ne pas être réveillée lorsqu’il rentrera. 

Mercredi 30 août 

Debout à 6h. Augustin était déjà debout. Il m’attendait.  Entre les mains il avait une copie de la pétition que les services de la préfecture l’ont autorisé à faire. La lettre est datée du 26 août 1893 et a été reçue à la préfecture du Cher le 28 comme en justifie le tampon d’accusé de réception. Adressée à Monsieur le Préfet, elle est composée de trois pages. Elle débute par un court texte dans lequel, en substance, il est donné avis au préfet de ce que les soussignés protestent contre la nomination comme adjointe dans l’école d’instituteur de garçons d’Épineuil de la femme de l’instituteur. Ils ne veulent pas que j’enseigne dans l’école de garçons car, dit le texte, « nous préférons que l’instruction soit donnée à nos garçons par un homme ». La liste des signataires suit. Une petite cinquantaine. Les premiers ont signé de leurs noms, prénoms et robustes fonctions. Il y a trois conseillers municipaux dont l’un, le premier des signataires dont on ne sait s’il est le premier pour le prestige ou parce qu’il est l’instigateur de la pétition, cumule les fonctions municipales avec celle de délégué cantonal. Le dernier ne semble avoir signé qu’avec son prénom, Vincent. À moins qu’il faille lui associer le nom de famille de la ligne du dessus. Augustin m’a dit qu’il avait recopié mot à mot. Il y a peu de femmes parmi les signataires, seule peut-être une Michèle. Mais comme nous ne connaissons pas de Michèle, Augustin pense que c’est quelqu’un qui ne sait pas écrire son prénom et il a sa petite idée sur le Michel en question.

Augustin semble apaisé. Il a reçu des assurances du directeur du cabinet du préfet. Ils ne donneront pas d’autre suite à ce courrier qu’une simple transmission au rectorat qui fera une réponse pour la forme. Augustin interprète la réponse qui lui a été faite comme une victoire. N’ayant pas eu l’impression qu’il y avait le moindre combat, je le prends seulement comme une information. 

Jeudi 31 août 

Debout à 7h. ll fait un ciel sans nuage et une température agréable. Henri et moi sommes partis marcher de longues heures. Nous avons traversé un bon bout du pays pour aller jusqu’à la butte, à Saint-Désiré, sur laquelle se trouve la chapelle Sainte-Agathe. Henri ne l’avait jamais vue de près et n’avait de la chapelle que les contours lointains qu’il en devinait à travers la lucarne de sa chambre. De la chapelle, nous avons reconstitué le territoire, cherché des yeux Epineuil et surtout la maison-école que nous n’avons pas parfaitement identifiée. Nous avons aperçu, en regardant dans l’autre direction, transperçant le ciel bleu d’un autre bleu, plus foncé que le ciel, la chaîne des Puys. C’était très beau. Nous sommes rentrés éreintés de cette longue marche. Henri m’a dit qu’il n’oublierait jamais. Les enfants sont émouvants dans leur sérieux et leur détermination.

D’avoir ainsi délassé mes jambes, mes bras, de n’avoir occupé mon cerveau qu’avec le vent et les conversations malines et ingénues de mon fils, m’a beaucoup reposée. Mes idées pour ce que je voudrais écrire semblent s’être alignées de manière harmonieuse dans ma tête. Je profiterai des derniers jours avant la rentrée pour tenter d’en écrire les premières lignes.

[Thomas Giraud, 2021]

lecture, rencontre et dédicace de Thomas Giraud à la Maison-école du Grand Meaulnes à Épineuil-le-Fleuriel (18) - bâtiment annexe
Entrée libre
En partenariat avec la librairie Sur les chemins du livre à Saint-Amand-Montrond

Thomas Giraud est né en 1976 à Paris. Docteur en droit public, il vit et travaille à Nantes.

Depuis le bel accueil réservé à son premier roman, Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes (2016), Thomas Giraud contribue à Remue.net, 303, La moitié du Fourbi ou encore le Yournal. Son deuxième ouvrage, La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank a aussi connu un beau succès puisqu'il a été nominé au prix de la brasserie Barbes (Littérature et musique) 2018, et au prix des lycéens et apprentis, île de France 2018 et obtenu le Prix Climax. Après Le Bruit des tuiles, paru en 2019, lauréat du Prix de la page 111, il publie Avec Bas Jan Ader, son quatrième roman à La Contre Allée, en août 2021. Récemment, il a également écrit sur Rob Roy, brigand des Highlands, dans l’ouvrage collectif Bandits et Brigands (L’Échappée, 2020) et « Cimetière de la Miséricorde (2 septembre 2019-4 décembre 2019) », revue Sensibilités n°8 « Et nos morts ? », Anamosa, janvier 2021.


Maison-école du Grand Meaulnes à Épineuil-le-Fleuriel (18)
La Maison-Ecole du Grand Meaulnes, située à Epineuil Le Fleuriel, petit village du Boischaut sud et du Berry, Région Centre Val de Loire, est depuis 1994 dédiée à la mémoire d’Alain-Fournier. Lieu d’inspiration de son roman Le Grand Meaulnes, c’est aussi un témoignage de l’école Jules Ferry de la IIIème République.
  
8, rue Alain-Fournier
18360 Epineuil le Fleuriel
02.48.63.04.82